Comme on pouvait s’y attendre, le troisième long-métrage de Romain Gavras, Athena, défraye la chronique depuis sa sortie sur Netflix, vendredi dernier. Si certains saluent l’exploit technique indéniable accompli par le cinéaste, nombreux sont ceux qui lui reprochent la supposée vacuité de sa mise en scène, quand d’autres vont jusqu’à l’accuser de promouvoir la pensée politique la plus nauséabonde.
Conséquence d’une polémique qui s’écrit dans l’instant et souvent sans recul, le discours global entourant la sortie du film en vient à contourner la question qui devrait pourtant intéresser prioritairement la critique : quel usage Romain Gavras fait-il du langage cinématographique, et dans quel but ?
Quête d’universel
Comme le clamait non sans lourdeur les affiches (“une tragédie de Romain Gavras”), Athena développe son récit sous un angle ouvertement dantesque et poignant, avec pour épicentre une fratrie déchirée sur fond d’insurrection civile. Lorsqu’un jeune garçon meurt à la suite d’une intervention de police, la cité Athéna, où résident ses trois frères, s’enflamme. Mokhtar, l’aîné, dealer de drogue, cherche à prendre la fuite avant que la police ne découvre ses armes de guerre. Abdel, le deuxième, soldat de son état, fait le tampon entre les jeunes et les forces de l’ordre dans le but de trouver une issue pacifique. Karim, désormais le plus jeune, devient quant à lui le leader des émeutiers, déterminé à aller jusqu’au bout pour obtenir justice.
Faire le choix de représenter les banlieues françaises sous l’angle de la violence et de l’insoumission est l’un des aspects les plus décriés du film. En effet, Gavras et son coscénariste Ladj Ly semblent de prime abord donner vie au fantasme malsain de l’extrême-droite française : celui d’une guerre civile, redoutée ou souhaitée (tout est une question de point de vue), qui opposerait les forces de l’ordre aux délinquants banlieusards “ensauvagés”.
Une prémisse que la mise en scène va pourtant rapidement contredire. Gavras et Ly font le choix d’une écriture chorale, multipliant les points de vue comme autant de contrepoints pour rendre compte au mieux de la complexité humaine, sociale et politique de l’événement. Ainsi, le récit alterne entre différents parcours – les trois frères aux motivations divergentes, un C.R.S pris en otage par les jeunes, les familles dépassées par l’ampleur du drame, etc. Face à cette multiplicité, Gavras s’impose une équivalence de cadrage qui met en lumière la portée universelle de son film : qu’elle soit du côté des émeutiers ou des flics, de Karim ou d’Abdel, la caméra de Gavras place tous ses personnages sur un pied d’égalité.
Toutes proportions gardées, le Français paraît subir aujourd’hui un courroux similaire à celui subi par Michael Cimino, à la sortie de Voyage au bout de l’enfer. La vision unilatérale du peuple vietnamien proposée par le film se heurtait, à l’époque, au rejet d’une partie de la critique, qui accusait Cimino de racisme. C’était malheureusement rester en surface de son intention profonde, soit la représentation d’une communauté lacérée par une catastrophe. De ce point de vue, le conflit vietnamien n’est plus à envisager sous un angle strictement historique ou géopolitique, mais plutôt symbolique. Il en va de même pour Athena, qui fait en sous-texte le constat d’une fracture irrémédiable (d’où l’architecture très particulière de la cité, véritable monde dans le monde), entretenue par le cercle vicieux de la violence. Un discours bien plus large et général que la simple question des banlieues et des bavures policières. L’ironie est d’autant plus amère que le premier film de Ladj Ly, Les Misérables, dont le propos allait déjà dans ce sens, avait été récompensé par les institutions.
Esthétique ou esthétisme ?
Dès l’ouverture, Romain Gavras fait la démonstration flamboyante de son ambition de technicien : un plan-séquence, le premier d’une longue série, dépassant les vingt minutes et couvrant trois décors différents. Techniquement parlant, le résultat est bluffant, du jamais-vu dans le paysage du cinéma hexagonal. Un filmage qui ose explorer le registre de l’épique et assume sa volonté d’iconisation, mais qui suscite malheureusement la controverse. Les critiques qui reprochent au film de n’être qu’une coquille vide, dont les enluminures stylistiques ne serviraient aucun propos de fond, sont légion.
Un raisonnement infondé, et ce pour deux raisons. Premièrement, le film étant raconté en temps réel, le recours au plan-séquence est, d’un point de vue narratif, tout à fait cohérent, en cela qu’il fait correspondre parfaitement la temporalité de l’action et celle du spectateur. Deuxièmement, cet argumentaire trahit une conception terriblement conservatrice du septième art. De tels propos participent, en sous-texte, à tracer une limite morale et artistique complètement arbitraire, débouchant sur le dédain d’un cinéma dit “esthétisant”. Et l’absurdité de monter d’un cran lorsque l’on suppose, par voie de conséquence, l’existence d’un cinéma “non-esthétisant”, quant à lui parfaitement acceptable, mais qui se révèle impossible à définir. Le cinéma des frères Dardenne, par exemple, certes opposé à celui de Gavras et soutenu par les institutions, comporte lui aussi son lot de marqueurs esthétiques – caméra portée, prédilection pour le gros plan, lumière et décors naturalistes, etc.
Clip
Si Athena est donc bel et bien nourri par une vision d’auteur respectable, il n’en reste pas moins fragilisé par de réelles béances. Malgré la maestria technique qu’il déploie et la tension extraordinaire qui se dégage de son intrigue explosive, le long-métrage est effectivement alourdi quelquefois par sa dimension démonstrative. Sans tomber dans le piège d’un Birdman, qui évacuait la contrainte spatio-temporelle du plan-séquence pour n’en garder que le simulacre stérile, Gavras jubile un peu trop de ses propres effets, et souligne, paradoxalement, l’artificialité de son geste.
Surtout, le dernier acte du film se déploie sur la base d’un revirement de personnage aussi gratuit qu’incompréhensible. Dès lors, le cinéaste donne involontairement raison à ceux qui l’ont attaqué sous le bon angle, dramaturgique et cinématographique. La prolongation du spectacle pyrotechnique ne tient plus que sur une excuse grossière, avant de s’achever sur un twist maladroit qui témoigne d’une certaine lâcheté scénaristique.
En définitive, et malgré ses faiblesses incontournables, Athena témoigne d’un double phénomène, digne d’intérêt : d’un côté, la vigueur artistique d’un cinéma inventif, conscient du potentiel du langage cinématographique, fort d’une audace technique et narrative rafraîchissante. De l’autre, l’impossibilité de pleinement s’affranchir des codes les plus conventionnels du cinéma sans heurter la sensibilité de celles et ceux qui veillent à leur maintien.
Sorti le 23 septembre 2022 sur Netflix, de Romain Gavras, avec Dali Benssalah, Sami Slimane, Anthony Bajon, Alexis Manenti