Théoricien, critique, professeur de mise en scène à l’ESRA et scénariste, Jean-François Tarnowski a toujours envisagé le cinéma par le prisme de l’affect, un art dont « la finalité ultime (…) est l’émotion dramatique », pour reprendre ses mots. Disparu prématurément en 2005, celui que ses étudiants surnommaient « Tarno » reste l’un des plus fins décrypteurs du langage cinématographique, dont les analyses plan par plan, publiées notamment dans les colonnes de Starfix, ont marqué de nombreuses mémoires cinéphiles.
Afin de lui rendre, à notre hauteur, l’hommage qu’il mérite, Le Grand Oculaire vous propose de (re)découvrir de grands moments de cinéma, un plan après l’autre, pour prendre pleinement conscience du pouvoir de la mise en scène.
Nouvel horizon
Désormais disponible dans une édition steelbook célébrant son cinquante-cinquième anniversaire, le Bonnie & Clyde d’Arthur Penn est un revirement sans précédent dans l’histoire du cinéma américain, et ce à trois niveaux différents :
Tout d’abord, Bonnie & Clyde est une planche de salut économique pour les majors d’Hollywood. En 1967, le public délaisse les productions fastueuses et démesurées de la fin de l’Âge d’Or et se tourne de plus en plus vers la télévision. Le succès spectaculaire du film (70 millions de dollars de recettes, pour un budget de seulement 2,5) sauvera les studios de la débâcle et motivera la mise en chantier de projets similaires.
Ensuite, le film allume la mèche d’une révolution esthétique. En délaissant le confort des studios, il renoue avec une mise en scène viscérale, instinctive, proche du réel, inspirée de plusieurs courants artistiques nés en Europe – en particulier, la Nouvelle Vague française et le néo-réalisme italien. Moins soucieux de la grammaire classique du découpage, le film fait sauter nombre de tabous de représentation et organise la refonte globale du système formel alors en vogue. C’est le début du Nouvel Hollywood.
Enfin, le long-métrage marque les esprits par son point de vue politique. Prenant pour cadre la Grande Dépression, le film érige en icônes contre-culturelles ses personnages de hors-la-loi, en lutte contre un système oppressif. Rappelons que les Etats-Unis traversent, à la fin des années soixante, une nouvelle crise sociale et politique. C’est bientôt l’apogée du mouvement hippie, qui s’oppose au puritanisme, à la société de consommation, au racisme institutionnel et à la Guerre du Vietnam. Plus important encore, l’atmosphère mélancolique et le final ultra-violent du film font écho aux traumatismes récents de l’Amérique (cf. l’assassinat de JFK à Dallas, en 1963) et prophétise la conclusion amère du flower power1.
Dans son livre Le cinéma américain des années 70, Jean-Baptiste Thoret illustre la rupture entre le classicisme et la modernité du cinéma américain en décrivant un bouleversement dans son rapport à la violence. Dans un film classique, la quantité de violence perpétrée par un personnage est toujours liée à l’accomplissement d’un objectif, d’une action préétablie. La violence, aussi cruelle soit elle, est donc “légitimée”. Le Nouvel Hollywood fera voler en éclats cette illusion rassurante puisque la violence y est systématiquement présentée comme gratuite, résultant moins d’une volonté clairement énoncée que d’un trop-plein pulsionnel dont les personnages doivent à tout prix se décharger. Un point de vue qui sied parfaitement à l’histoire rocambolesque de Bonnie Parker et Clyde Barrow. En analysant la séquence d’ouverture du film, voyons maintenant comment Arthur Penn met en scène cette bascule dramaturgique et esthétique.

La toute première image de la séquence – un gros plan sur la bouche maquillée de Bonnie (1a) – est déjà une révolution stylistique en soi. Rappelons qu’avant 1966 et l’abrogation de la censure institutionnelle (le fameux “code Hays”), les cinéastes étaient limités dans l’exploration de certains registres, tout particulièrement ceux qui touchaient à l’érotisme et à la vie intime de leurs personnages. Cette valeur initiale est donc synonyme d’affranchissement pour Arthur Penn, qui peut désormais figurer plus ouvertement la sexualité active de Bonnie. Le choix de la couleur rouge n’est évidemment pas anodin : c’est la couleur du sang, mais aussi du désir et de la passion. Un parallèle entre sexe et violence sur lequel nous reviendrons ultérieurement.
Quand Bonnie tourne la tête vers la droite, la caméra l’accompagne en panoramique et découvre son visage en entier, dans le miroir de chevet (1b).

Il faut souligner la dimension “anti-iconique” de cette révélation. Bonnie n’est pas une héroïne (du moins, pas au sens académique du terme) et le film ne la gratifie donc pas d’une première apparition glorieuse. De plus, la crasse qui recouvre le miroir et “brouille” l’image qu’il nous renvoie peut être interprétée de deux manières : premièrement, comme la métaphore de la nature polémique et scandaleuse de Bonnie, dont l’attitude sera synonyme de “saleté” pour le public conservateur. Deuxièmement, comme la traduction visuelle du voile de mystère qui recouvre en partie ses motivations profondes. Notez comme le cadrage se préserve de dévoiler le corps nu de Faye Dunaway. Il restera d’ailleurs toujours dissimulé partiellement, ce qui accroît la tension érotique de la séquence.
Bonnie s’avance ensuite vers le miroir (1c) et la caméra s’en éloigne, par une combinaison entre un travelling arrière et un panoramique droite-gauche, pour aller récupérer son profil droit (1d).


Intervient alors une coupe très particulière, qui interrompt le mouvement précédent et escamote quelques secondes de l’action. Lorsqu’arrive le plan suivant, en poitrine sur Bonnie, maintenant debout (2a), la jeune femme a déjà tourné la tête et amorcé son déplacement.

Trop grossière pour ne pas être volontairement commise, cette aberration atteste d’une nouvelle manière d’envisager le montage, plus sensoriel et moins exigeante techniquement. On reconnaît là l’influence de la Nouvelle Vague (cf. les raccords elliptiques d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard). Ici, le sursaut provoqué par la coupe traduit un inconfort, un malaise dans l’existence de Bonnie, et présage déjà de son instabilité psychologique.
Le plan suivant explicite le malaise en question. Bonnie progresse lentement vers la gauche, accompagnée en panoramique (2b) avant de s’asseoir sur le lit (2c).


Une nouvelle coupe, toute aussi saugrenue, nous emmène alors vers un plan épaule de Bonnie (3a), juste avant que celle-ci ne s’affale sur son matelas (3b).


Les barreaux au premier plan sont sans équivoque l’expression de sa prison mentale et de l’étroitesse de son quotidien, défavorisé et monotone. Plus largement, la jeune femme est aussi le symbole du renversement qui s’opère dans l’industrie de l’époque. Elle est en effet la variation frustrée et sexualisée de la girl next door2.
Alors que Bonnie approche sa main des barreaux (3c), le montage vient une nouvelle fois nous surprendre, cette fois-ci par le biais d’un jump-cut (4a).


Cette technique, alors très peu utilisée, consiste à faire intervenir la coupe non pas entre deux valeurs distinctes, mais strictement identiques. Ici, le cut rend beaucoup plus impactant les coups de poing que Bonnie assène avec colère contre les barreaux. Encore une fois, le caractère anti-conventionnel du montage nous met en alerte. La violence qui va plus tard surgir, de façon spectaculaire, sommeille déjà dans le cœur du personnage. Enfin, Bonnie relève la tête et vient se placer au centre des barreaux, soulignant d’autant plus son enfermement (4b).

Le mouvement suivant est un exemple subtil d’une caractéristique esthétique majeure du Nouvel Hollywood. Plus précisément, le plan a pour objectif de tromper le spectateur, d’entretenir une certaine discorde entre le fond et la forme. Lorsque Bonnie passe la tête au-dessus des barreaux de son lit, la caméra se rapproche d’elle à vive allure, en travelling avant, pour finalement s’arrêter en très gros plan sur ses yeux (4c).

La rapidité du mouvement, couplée au rétrécissement du cadre, devrait normalement signifier l’arrivée d’une péripétie, d’un rebondissement inattendu ou d’une révélation émotionnelle. Mais lorsque le personnage se lève et s’éloigne de la caméra, c’est pour accomplir une action banale et sans intérêt dramaturgique (s’habiller), qu’elle ne mènera d’ailleurs pas à terme (5a).

En plus de continuer à jouer sur la dissimulation du corps (ici, via l’usage du paravent), ce plan induit pour le spectateur une certaine incompréhension, doublée d’une frustration : le film décide sciemment de ne pas lui donner ce qu’il s’attendait à voir.
Le plan suivant permet d’introduire enfin la deuxième moitié du tandem : Clyde Barrow nous apparaît dans un plan large, filmé en plongée à travers la moustiquaire de la fenêtre (6).

Remarquez comme la contre-plongée prive Clyde, lui aussi, du moindre caractère héroïque ou flamboyant. La moustiquaire au premier plan permet de comprendre instinctivement où est placée la caméra, et donc de situer immédiatement Clyde dans l’espace, mais surtout, traduit une caractérisation similaire à celle de Bonnie. Tel la crasse sur le miroir, le voile de la moustiquaire nous permet de comprendre, instinctivement, la nature trouble et insaisissable du personnage.
La caméra revient ensuite sur Bonnie (5b) qui se déplace vers la fenêtre (5c). Ce sont maintenant les bras de l’actrice qui, judicieusement placés, dissimulent sa poitrine tandis qu’un panoramique gauche-droite accompagne son déplacement.


Lorsque Bonnie arrive à la fenêtre, le montage raccorde sur un plan poitrine, en contre-plongée, le premier filmé depuis l’extérieur de la pièce (7). A la différence de Clyde, Bonnie bénéficie en quelque sorte d’un traitement de faveur puisque la contre-plongée est ici employée, comme souvent, pour la mettre en valeur à l’image.

Lorsque la jeune femme interpelle son futur amoureux, pris en flagrant délit de vol, la caméra s’éloigne de la maison pour s’installer en plan large, devant le véhicule (8a).

Un plan bref qui met en scène l’une des représentations récurrentes de la girl next door au cinéma : seule à sa fenêtre, tandis que son futur amoureux la contemple d’en bas. La nudité toujours suggérée de Bonnie vient évidemment nuancer ce retour à l’écriture classique. On pourrait même pousser l’analyse jusqu’à voir, dans la disposition des personnages, une relecture moderne d’un archétype encore plus ancien (celui de la princesse prisonnière de sa tour, dont le prince charmant va s’enticher).
Surpris, Clyde émerge de la voiture et la caméra le récupère en plan taille (9). Une fois de plus, la révélation est déceptive pour le spectateur. Pas de mouvement spectaculaire ni d’éclairage dramatique : l’apparence quasi-simpliste du plan ne confère aucun relief charismatique au personnage.

Après un bref retour au plan large, ici employé comme simple transition (8b), le film revient vers Clyde, cette fois cadré en plan épaules, avec une focale plus longue (10).


Le rétrécissement du cadre et de la profondeur de champ nous rapproche émotionnellement de lui. Celle-ci revient au plan suivant, filmée à hauteur de taille (11), ce qui laisse apparaître plus ostensiblement son corps dénudé, quoique toujours masqué par la moustiquaire. Un plan qui accompagne le point de vue de Clyde, immédiatement séduit par la sensualité de la jeune femme.

Après quoi, Bonnie quitte la fenêtre. Arthur Penn la récupère en plan taille et la suit en panoramique droite-gauche (12a), tandis qu’elle fonce vers sa penderie pour rapidement se vêtir (12b).


Une fois de plus, on observe ici un décalage entre le fond et la forme du film, dans une optique inverse au plan 4. La frénésie qui s’est emparée soudainement du personnage se heurte au caractère apaisé de la mise en scène, qui se contente d’un lent et bref panoramique pour accompagner son action.
Même décalage au plan suivant : tandis que Bonnie dévale rapidement l’escalier, le cinéaste vient placer sa caméra en contre-plongée, au bas des marches (13).

Un angle inhabituel qui confère à cette action une dimension non pas galvanisante mais oppressante. Bonnie semble en effet foncer directement sur le spectateur. Un effet de style qui n’a plus rien à voir avec la grammaire classique de la décennie précédente – dans un film de cette époque, on aurait sûrement placé la caméra à son niveau, ou bien accompagné sa descente par un mouvement de machinerie, afin de nous faire prendre part à son excitation.
Selon le philosophe Gilles Deleuze, le classicisme au cinéma se manifeste par la concordance parfaite entre la nature d’un plan et son sujet (objet ou action). C’est le concept de “l’image-mouvement”, auquel Deleuze oppose celui de “l’image-temps”, soit la dissociation entre la nature du plan et son sujet, synonyme de modernité. Proche de cette seconde notion, la première partie de la séquence pose les bases d’un renouveau esthétique éclatant – dimension érotique et sensuelle de Bonnie, absence de glorification des personnages, filmage impulsif et surprenant. Néanmoins, le film va maintenant se rapprocher, pour quelque temps, d’un certain académisme formel.
Cette fibre classique, Arthur Penn choisit d’en exploiter l’un des motifs les plus essentiels : le champ-contrechamp. Le cinéaste récupère d’abord Bonnie en plan mi-cuisse, lorsqu’elle sort de la maison (14a), puis raccorde vers Clyde, en plan pied devant la voiture (15).


La limpidité du dispositif laisse la place aux comédiens et aux dialogues pour développer leur relation sentimentale. Par souci de dynamisme, le cinéaste joue sur les déplacements des personnages – Bonnie se rapproche de la caméra, passant de plan mi-cuisse à plan taille (14b) – et les variations d’échelle – le plan poitrine de Clyde, tourné avec une focale plus longue (16).


Le champ-contrechamp se poursuit avec une nouvelle valeur sur Bonnie. La jeune femme s’approche de la caméra, plus éloignée de la maison qu’auparavant, pour s’arrêter en plan poitrine (17).

Clyde revient ensuite à l’image et effectue un mouvement similaire, passant de plan mi-cuisses (18a) à plan taille (18b). La présence de Bonnie, de dos au premier plan, nous indique un rapprochement – physique et surtout émotionnel – entre les deux futurs amants.


Le plan suivant reproduit la même composition, avec cette fois Clyde de dos au premier plan (19). Par l’usage du champ-contrechamp, la mise en scène les a subtilement réunis à l’image, prenant acte de la naissance du tandem.

Plus intéressant encore, le dispositif semble nous renseigner sur le caractère et les différences de chacun des deux protagonistes. Lorsque la caméra filme Bonnie, la profondeur est limitée par la maison à l’arrière-plan, qui nous rappelle son avenir bouché et sans opportunités (celui d’une femme dans les années 30, très probablement destinée à la fonction de mère au foyer). Derrière Clyde, en revanche, l’horizon est plus ouvert, la voiture et la route toujours visibles dans le cadre. Pour Bonnie comme pour le spectateur, il incarne la mobilité, l’évasion.
C’est ensuite un plan mi-cuisse des deux personnages qui vient à nouveau les réunir dans un même cadre (20a). Notez leur position initiale, qui reproduit les distinctions énoncées précédemment – l’horizon ouvert de Clyde contre celui, fermé, de Bonnie.

Cependant, le travelling droite-gauche qui accompagne leur déplacement va les amener à se placer tous les deux devant la maison, à considérer désormais comme le symbole d’une potentielle vie de couple traditionnelle (20b). Un idéal désuet et incompatible avec leur nature profonde, que le travelling va donc évacuer du cadre (20c).


Cette disparition traduit le caractère rebelle et nomade de leur idylle, mais aussi l’émancipation progressive de Bonnie. Les amoureux partagent désormais un horizon commun. Il faut d’ailleurs souligner la place accordée au ciel bleu dans le cadre. Lorsque la jeune femme s’éloigne vers la gauche, suivie par un panoramique (20d), le ciel occupe les deux-tiers de l’image. Clyde est relégué au hors-champ tandis que Bonnie disparaît derrière un arbre (20e).


En plus de nous préparer à une rupture de la continuité spatio-temporelle, cette sortie de champ marque une première évolution : auparavant statique, Bonnie est désormais capable d’initier un mouvement.
Après une ellipse, la caméra récupère le tandem en centre-ville et accompagne leur promenade, d’abord en panoramique droite-gauche (21a) puis en travelling arrière (21b).


Tout comme le plan précédent, celui-ci répond encore à une conception classique du langage cinématographique. C’est en effet le mouvement des personnages qui motivent celui de la caméra. Par conséquent, lorsque les deux s’arrêtent pour regarder la chaussure de Clyde, le plan redevient fixe (21c).

Arthur Penn en profite pour raccorder vers un plan poitrine du tandem, en légère contre-plongée (22). Un angle résultant là encore d’un point de vue conventionnel, puisqu’il concorde avec la direction du regard de Clyde.

Lorsque les personnages reprennent leur marche, le montage fait naturellement revenir le travelling large, jusqu’à ce que Clyde s’arrête pour refaire son lacet (21d).

Bonnie s’accroupit alors et Penn raccorde vers un plan taille sur elle (23a), immédiatement accompagnée dans sa descente par un panoramique vertical (23b).


Encore une fois, c’est le mouvement du personnage qui induit celui de la caméra. Il faut par ailleurs remarquer la fluidité de la coupe entre le travelling et le panoramique, qui contraste avec le montage chaotique de la première partie de la scène. Quand Bonnie se relève, elle est à nouveau suivie en panoramique vertical (23c) et quitte le champ par la gauche. C’est elle qui initie de nouveau le mouvement, synonyme d’un retour vers le plan large (21e).


Pour boucler la boucle de cette parenthèse classique, le cinéaste emploie de nouveau un champ-contrechamp, d’abord avec un plan poitrine de Bonnie (24) puis avec une valeur similaire sur Clyde (25a).


L’usage de la contre-plongée l’installe instinctivement dans une position dominante, et le ciel bleu constitue maintenant la totalité de l’arrière-plan. La dimension libertaire et insoumise du personnage séduit de plus en plus Bonnie, et occupe donc de plus en plus de place à l’image. Cette fois, c’est Clyde qui prend l’initiative du mouvement en quittant le cadre par sa droite (25b). Bonnie est seule face au ciel bleu. L’horizon de Clyde est désormais le sien.

La résurgence du classicisme esthétique, où chaque élément de langage filmique découle d’une action précise, rassure le spectateur, confronté pour la première fois à la grammaire du Nouvel Hollywood. Cette parenthèse préserve aussi la dynamique de la scène, puisque ce sont les variations et les ruptures dans le filmage qui permettent de souligner l’irruption de nouveaux effets de style. Dès le plan suivant, la modernité fait en effet son retour.
Pour plus d’impact émotionnel, Arthur Penn va de nouveau organiser son montage au mépris des conventions académiques. D’où l’arrivée surprise d’un gros plan de Clyde, avalant goulûment le contenu d’une bouteille de soda (26).

Contrairement à la promenade en ville, le découpage nous empêche cette fois de comprendre la disposition du décor et la place des personnages en son sein. Face à lui, Bonnie apparaît elle aussi en gros plan, buvant le même soda, encadrée par le bras de Clyde (27).

La bouteille est ici considérée comme un symbole phallique qui traduit à la fois la puissance sexuelle du voyou (sa “bouteille” dressée vers le ciel) et le désir ouvertement affiché de Bonnie, qui lèche sensuellement le bord du goulot. En réponse au gros plan de Bonnie, le cinéaste se rapproche ensuite très près de Clyde (29a).

Comme la crasse sur le miroir et la moustiquaire dans la première partie de la séquence, le flou qui le recouvre, résultat d’une mise au point approximative, rappelle son caractère insaisissable, son aura mystérieuse. Une opacité synonyme de fascination, rendue particulièrement palpable par un nouveau gros plan de Bonnie. Légèrement différent du précédent, celui-ci la montre continuant de jouer sensuellement avec sa bouteille (30a).

Il faut ici relever la fréquence et la rapidité des coupes, qui créent une fois encore un contraste entre le fond (deux personnages statiques, sans véritable action à accomplir) et la forme (la multiplicité des axes et des valeurs). L’énergie qui se dégage d’un tel parti-pris nous met de nouveau en alerte. Le montage est donc ici le prélude au sursaut de violence et de chaos qui va suivre.
Au plan suivant, les deux amoureux sont de nouveau tous les deux présents dans le cadre – lui filmé à hauteur de taille, elle de poitrine – lorsque Clyde sort un revolver de sa poche (28).

Réunir les deux personnages à cet instant précis n’est pas anodin. Arthur Penn prend acte du caractère criminel de leur union, et l’on pourrait presque y percevoir une pointe d’ironie : l’espace de quelques secondes, le canon est pointé vers Bonnie, augurant son destin sanglant. Face à cette révélation, la mise en scène répond en quatre temps. D’abord, une nouvelle occurrence du gros plan de Bonnie, baissant les yeux vers l’arme (30b), puis un insert sur le revolver, judicieusement placé entre les cuisses de Clyde (31a).


Ensuite, un nouveau retour au gros plan de Bonnie, dont l’expression de désir et d’excitation est sans équivoque (30c) avant de revenir vers le plan flou de Clyde, agitant son allumette d’un air de défi (29b).


Le plan suivant est encore plus évocateur : filmée en plan-poitrine, Bonnie observe le revolver, désormais hors-champ (32). L’absence de l’arme dans le cadre accroît l’ambiguïté de son regard, dont on ignore maintenant s’il est pointé sur le revolver, ou directement sur l’entrejambe de Clyde. Un érotisme palpable auquel Arthur Penn offre une concrétisation symbolique, lorsque la main de Bonnie vient caresser le “canon”, en gros plan (31b).


Les réactions successives de Clyde (33) et de Bonnie (34), couplées à la grammaire filmique employée pour les illustrer (le gros plan en longue focale) traduisent non seulement la tension sexuelle toujours plus forte, mais aussi la naissance d’une complicité hors du commun. Les personnages apparaissent à ce stade comme coupés du monde extérieur.


L’influence du cinéma européen d’avant-garde se fait à nouveau sentir dans cet enchaînement de plans. En effet, l’usage de la coupe par Arthur Penn n’est pas sans rappeler le travail de Robert Bresson, notamment dans Pickpocket (1959). Traçant avec le montage une ligne imaginaire entre la tête (la volonté) de son héros voleur et ses mains (le geste), Bresson faisait du motif de la coupe le signe visuel d’une transgression, légale et morale. Dans le cas de Bonnie & Clyde, la transgression s’incarne de la même manière (séparation nette entre le visage des protagonistes et l’arme à feu) mais traduit un problème plus complexe encore. Soit la manifestation externe d’un désir tabou, indissociable d’un potentiel geste de mort.
Un parti-pris d’autant plus puissant que la mise en scène rend impossible de l’observer depuis une distance confortable. La construction dramaturgique de la séquence implique, pour le spectateur, de s’identifier pleinement au personnage scandaleux qu’est Bonnie, puisque c’est avec elle que nous découvrons la part sombre mais fascinante de Clyde. Une connexion émotionnelle que traduit le plan suivant. Filmé à hauteur d’épaules, Clyde est indubitablement le sujet du plan. C’est pourtant Bonnie, en amorce droite, qui est nette, nous rappelant inconsciemment le point de vue adopté par la mise en scène (35).

Arrive enfin le premier braquage du film, point d’orgue de l’introduction, que la mise en scène de Penn va pourtant laisser se produire hors-champ. Un point de vue qui suffit à entériner une nouvelle représentation de la violence dans la culture populaire de l’époque. En refusant de filmer le méfait commis par Clyde, Arthur Penn entérine sa dimension banale, presque quotidienne, dépourvue d’enluminures et d’emphase esthétique. En d’autres termes, la violence perpétrée par le voyou semble être banalisée par le regard du cinéaste.
Au gré d’un nouveau raccord brutal, Penn récupère son tandem en plan mi-cuisse, tandis que Clyde progresse d’un pas décidé vers la gauche du cadre (36).

S’ensuit le premier plan large de cette dernière partie, qui nous offre enfin la possibilité d’une contemplation générale de l’espace, que Clyde et Bonnie traversent de droite à gauche (37a).

En contraignant son spectateur à l’éloignement, le cinéaste contrarie l’élan initié par Clyde. La fixité du plan souligne l’aspect anti-spectaculaire de son geste, autant qu’elle nous permet de comprendre l’environnement précaire dans lequel l’intrigue se déroule.
Dans un film classique, le braquage aurait été traité comme une péripétie et occupé une place centrale dans la séquence. Mais le cinéaste fait le choix de nous laisser à l’extérieur de la boutique. Nous voilà rivés aux côtés de Bonnie, elle-même spectatrice de la scène, filmée en plan taille de dos, face à la porte (38a).

Après quoi, le cinéaste revient face à elle, pour capter sa réaction déroutante – nullement effrayée, elle est intriguée par la situation (39).

Clyde finit par ressortir de la boutique, à nouveau en plan large (38b). Afin de nous rapprocher de l’excitation qui s’est emparée de lui, la mise en scène raccorde brutalement dans l’axe vers un plan poitrine, lorsqu’il brandit la liasse de billets (40).


Puis le film revient au plan large une dernière fois (38c) tandis que les deux personnages prennent la fuite par le bord droit du cadre.

S’ensuit un nouveau raccord dans l’axe, dans un ordre inverse au précédent : d’abord, un plan pied de l’épicier émergeant paniqué de sa boutique (41), puis un plan large filmé depuis la rue, tandis que Bonnie et Clyde traversent le cadre de gauche à droite, avec l’épicier à l’arrière-plan (42).


Si le raccord fait illusion dans l’instant, le plan large est en réalité légèrement désaxé par rapport au précédent, rendant la coupe plus violente. La mise en scène se met au diapason de la confusion générale et de la fébrilité qui gagne les personnages.
Puis, tandis que la course-poursuite s’engage, le cinéaste choisit de revenir au plan large de la rue, soit le point le plus éloigné de l’action (37b).

Remarquez comme le choix de cet axe paraît complètement arbitraire, et rompt avec l’énergie qui se dégageait du plan précédent. Ce choix de montage nous semble presque hors-sujet, tant il contrarie la représentation classique de l’action au cinéma.
Après quoi, la caméra se rapproche de nouveau des personnages, qu’elle accompagne en panoramique droite-gauche, tandis qu’ils se ruent sur une voiture (43).

Leur agitation transparaît d’autant plus dans les deux plans suivants : soit un plan épaules de Bonnie, gesticulant dans la voiture, à la mise au point une nouvelle fois hasardeuse (44), puis un plan poitrine de Clyde, agenouillé devant le capot (45). Notez la présence, malgré la fugacité du plan, d’un nouveau jump-cut presque invisible, qui traduit une fois encore la violence et la frénésie inhérente aux personnages (46).



Clyde rejoint ensuite Bonnie dans la voiture (47a) et démarre en trombe, dévoilant derrière le véhicule les affiches électorales de Franklin D. Roosevelt (47b). C’est là la trace d’une certaine ironie, puisque le réalisateur fait cohabiter dans un même cadre la délinquance résultant de la pauvreté ambiante avec la figure de l’establishment qui cherche alors à relancer l’économie.


Le cinéaste raccorde ensuite vers un plan plus large de la voiture, quittant le champ par la gauche à vive allure (48). L’enchaînement brutal de ces deux valeurs, aux axes trop proches pour ne pas créer de saute à l’image, contribue une nouvelle fois au sentiment d’urgence de la scène.

C’est encore plus vrai à la coupe suivante, qui nous ramène une troisième et dernière fois vers le plan large de la rue, peu à peu envahie de passants (37c). L’éloignement contraste avec la focalisation interne de la séquence, nous faisant instinctivement comprendre que la séquence touche à sa fin.

Au même titre que Le Lauréat de Mike Nichols, sorti la même année, Bonnie & Clyde a réussi l’exploit de prendre le système hollywoodien de court pour renouer avec un public en quête de fraîcheur esthétique et de réponses à ses angoisses. Organisant la confrontation entre l’artisanat industriel des studios et l’effervescence créative du cinéma européen, le film a pris le pouls d’une Amérique en pleine transfiguration et contribué à l’émergence d’un des courants artistiques les plus importants de toute l’histoire du septième art.
Sorti en 1967, réalisé par Arthur Penn, avec Warren Beatty, Faye Dunaway, Gene Hackman, Gene Wilder
1En 1969, les massacres perpétrées par la “Manson Family”, notamment celui de l’actrice Sharon Tate et de plusieurs de ses amis, mettront un terme sanglant à l’utopie des sixties.
2Signifiant littéralement “la fille d’à côté”, cette représentation innocente du féminin a connu son pic de popularité à l’époque de l’Âge d’Or. L’actrice Doris Day compte parmi ses représentantes les plus fameuses.