Génie du futur
Dans la suite 333 d’un hôtel luxueux à Istanbul, Alithea Binnie fait la rencontre fortuite d’un Djinn, prisonnier d’un œil-de-rossignol depuis 3000 ans. Pour se libérer de son tourment, ce dernier lui propose d’exaucer trois vœux. Narratologue aguerrie, Alithea reste sceptique, convaincue que la plupart des contes à vœux se terminent mal pour celles et ceux qui les formulent. Face à sa méfiance, le Djinn choisit de lui raconter son histoire, rythmée par la rencontre de trois femmes au destin extraordinaire.
Intériorité
Ce n’est pas un hasard si le chiffre « 3 » apparaît aussi souvent dans le nouveau film de George Miller. Dans bon nombre de systèmes philosophiques et mystiques, on trouve en effet des ensembles ternaires, qui sont autant de symboles des forces primordiales censées animer notre âme ainsi que le monde qui nous entoure. « 3 » est ainsi le chiffre qui permet d’articuler le Un – le microcosme – au Tout – le macrocosme -, l’intérieur avec l’extérieur, la matérialité finie du corps avec l’immatérialité infinie de l’esprit. Le Grand Oeuvre alchimique – l’accès à une forme d’immortalité spirituelle par la réalisation de la Pierre Philosophale – s’obtient d’ailleurs par la transmutation successive de trois éléments fondamentaux : le soufre (principe mâle, qui fixe et donne forme), le mercure (principe femelle, qui fluidifie et transcende), et le sel (principe coagulant, lié au corps).
Dans Trois Mille ans à t’attendre, il n’est justement question que de coïncidence entre le Tout et l’Un, mais aussi de transmutations multiséculaires d’idées et d’archétypes constituant le cœur quasi-primitif de notre humanité. C’est en suivant cette voie qu’Alithea Binnie pourra sortir de sa résignation, laissant enfin le champ libre à ses désirs refoulés.
Ce geste de retour à l’essentiel constitue la marque d’une éblouissante modernité cinématographique. Comme nous l’évoquions dans notre article sur La Légende de Beowulf, le cinéma populaire du XXIe siècle se caractérise par une volonté « centrifuge » d’incarner nos fantaisies intérieures sur le grand écran. À l’inverse, les films du siècle précédent étaient animés par une force « centripète », ramenant de façon conquérante les paysages du monde réel à l’intérieur du cadre. L’outil numérique a été le catalyseur de ce changement de perspective. Du fait de son potentiel de figuration quasiment illimité, l’articulation visuelle entre le monde et l’intériorité des personnages a trouvé une nouvelle voie d’expression passionnante, à même d’incarner nos rêves les plus fantaisistes.
Le cinéma de George Miller, converti depuis longtemps au numérique, a toujours été obsédé par l’incarnation visuelle de ce lien retrouvé entre le Tout et l’Un. En témoignent les trois piliers fondamentaux de son art, présentés dans son documentaire 40 000 Years of Dreaming. Le premier, intitulé « Public Dreaming », pose l’idée que le cinéma est avant tout le reflet d’un inconscient collectif, liant les spectateurs entre eux dans une expérience commune. Le second, intitulé « Mythology », considère que ce même inconscient collectif est peuplé de figures mythologiques incontournables – des représentations symboliques d’idées et de concepts que nous ne pourrions pas comprendre par nous même sans l’aide des histoires qui les mettent en scène. Le troisième, intitulé « Visual Music », traite le langage cinématographique sous un angle purement musical. Les celluloïds deviennent ainsi les notes d’une grande partition visuelle qui donne son harmonie et sa cohérence au chaos du monde.
Existence
Happy Feet 2 et Mad Max : Fury Road constituaient jusqu’alors les deux exemples les plus flamboyants de cette approche. Dans le premier, le spectateur était immergé dans une communion rythmique et musicale de la faune polaire, culminant dans la libération finale du peuple manchot hors de sa prison de glace. Dans le second, Max et Furiosa étaient tous deux plongés dans une course en avant frénétique, où chaque coup d’accélérateur, chaque tir et chaque grognement était l’étape supplémentaire d’un époustouflant crescendo d’action existentielle. Dans un cas comme dans l’autre, l’existence des personnages est appréhendée comme un combat perpétuel. C’est là l’une des leçons que Miller a tirée de nos mythes et contes anciens.
Cet héritage mythologique n’a pas attendu le XXIe siècle pour se manifester dans son œuvre. Comme l’explique Rafik Djoumi dans son commentaire sur Lorenzo1, l’enjeu, pour les héros milleriens, n’est pas tant de gagner leur combat, mais de se transcender pour le mener jusqu’au bout, par-delà leurs propres limites physiques. On revient alors à la signification latine du mot « existence » : ex istere, soit être à l’extérieur de soi-même, se manifester.
Face à ces héros, les figures résignées abondent. Humungus, Immortan Joe, le professeur Nikolais ou bien encore Noah the Elder : autant de figures masculines et conservatrices qui choisissent sciemment le parti de la douleur et du surplace, au dépens de tous les autres.
Alèthea
Sans tomber dans les excès dictatoriaux de ses prédécesseurs, Alithea Binnie s’inscrit malgré tout dans cette lignée de personnages résignés – tout du moins pour un temps. Rigide, sceptique et (en apparence) sûre d’elle, cette narratologue quinquagénaire semble être revenue de toutes les histoires. Tant et si bien que lorsque surgit un Djinn démesuré dans sa suite relativement étroite, elle n’est en rien émerveillée. Son personnage, enfermé dans son peignoir, ses principes et sa chambre d’hôtel, ne correspond avec le monde qui l’entoure qu’à partir du moment où elle peut en avoir le contrôle intégral. À ce titre, son prénom a toute son importance, d’autant plus qu’il a été changé par Miller – dans la nouvelle d’origine, l’autrice A.S. Byatt la nommait « Gillian Perholt ».
« Alithea » est un probable dérivé du grec Alètheia, qui est à la fois le nom de la déesse de la Vérité et la dénomination d’un concept philosophique fondamental dans la culture hellénistique. Englobant le passé, le présent et le futur, l’Alètheia est une vérité mystique, dépassant la dualité entre le vrai et le faux. Elle suscite l’adhésion des mortels en se reposant à la fois sur la mémoire collective et sur le fait qu’elle est une émanation de la Phusis – la nature comme ensemble de tout ce qui se manifeste. Appeler son héroïne ainsi est donc une façon pour George Miller d’inscrire en elle les conditions de son émancipation future, son nom se référant, là encore, à l’idée de correspondance entre le microcosme et le macrocosme, par-delà le temps et les différents plans de la réalité.
Alithea va devoir mener à son tour sa propre forme de combat, ici face au Djinn. Ce dernier est à la fois son reflet et son antithèse : il est feu, elle est poussière ; il questionne, elle répond ; il est immortel, elle subit son âge ; il raconte, elle analyse. Leur seul point commun est leur condition de prisonnier, et c’est par la libération physique du Djinn qu’Alithea pourra s’extirper de sa prison mentale.
Verbe
Habitué à surprendre son public, George Miller propose (à nouveau) un film qui est à la fois une variation et une rupture par rapport à ses précédents faits d’armes. Là où Fury Road économisait sa salive au profit de l’action pure, Trois mille ans à t’attendre a l’ambition d’ériger le verbe comme une forme de combat en soi. La narration constitue ainsi le nouveau sens de l’« existence » millerienne, dans la mesure où son pouvoir d’invocation visuelle aide Alithea à se sentir plus grande qu’elle-même, par-delà la réalité de son propre corps. À l’image de l’Alèthea, le Djinn superpose par le verbe les époques et les échelles, abolissant la frontière qui sépare le réel de l’imaginaire. Les multiples effets de poussière numérique, apparaissant dans le cadre par des balances de point, témoignent de ce dialogue entre les corps numériques vaporeux et la physicalité concrète de Tilda Swinton.
Une fois entrée dans la danse, la narratologue va progressivement sortir de sa résignation passée. Son interlocuteur la plonge dans la vérité imaginaire et sensorielle du « féminin sacré », au travers des récits amoureux d’une reine, d’une servante et d’une étudiante. Autant d’étapes au travers desquelles le génie se confronte à l’inéluctabilité de sa condition de prisonnier, mais aussi au questionnement métaphysique du désir féminin.
La naïveté de certains dialogues existentiels ne veut pas dire que Miller se résigne à la simplicité. Au contraire, Trois mille ans à t’attendre se distingue des productions actuelles par sa capacité de reliance, de penser les contraires de façon simultanée et complémentaire. Au fond, quel que soit son genre, sa classe, sa génération ou son ethnie, le genre humain est animé par une même pulsion contraire : admettre sa propre fin dans le regard de l’autre, tout en trouvant en lui un désir de réciprocité. C’est d’ailleurs le sens du flashback dans lequel Alithea explique s’être inventé un ami imaginaire étant enfant, figuré à l’écran par un personnage animé sur une simple feuille de papier : nous créons la fantaisie pour qu’elle nous regarde et nous révèle à nous-mêmes.
Modernité
Afin d’accompagner la prise de conscience de son héroïne, Miller choisit de structurer son film à la manière des contes anciens racontés par le Djinn. Là où le dogme du scénario moderne institue une progression en actes, avec événements déclencheurs et autres péripéties savamment comptées, les mythes et légendes des premiers temps privilégient une succession de « et puis… ». La langue des Mille et Une Nuits ou celle des poèmes homériques témoigne d’ailleurs de cet effet d’accumulation. Le récit, compte tenu de sa fonction sacrée, était alors conçu dans ces sociétés antiques de telle manière à ce qu’il ne puisse jamais vraiment s’arrêter. Il est la réflexion de l’existence même : un combat perpétuel.
L’accumulation est conjuguée à la superposition des réalités, des époques et des textures. Tout concourt vers la même inéluctabilité, dans une cadence rappelant la vitesse de Fury Road. Les transitions en échos d’un plan à l’autre tendent elles aussi vers cet effet de reliance évoqué plus haut. En une fraction de seconde, la grande roue d’un avion se superpose par exemple à la petite roue d’un porte-bagage d’aéroport. Le montage adopte ainsi la fluidité vaporeuse du Djinn, de telle sorte à ce que la forme, à son tour, contienne déjà en elle tous les ingrédients de l’émancipation future d’Alithea.
L’aboutissement de sa prise de conscience est bien évidemment le vœu amoureux qu’elle formule au Djinn. Mais l’inéluctabilité du conte dont elle est désormais l’héroïne ne va pourtant pas réaliser son souhait comme elle l’entend. Le génie de George Miller consiste alors à confronter l’universalité de son récit aux enjeux de nos sociétés modernes, submergées par l’information. La qualité vaporeuse du Djinn le conduit en effet à agir comme une antenne radio, polluée petit à petit par un flot verbeux déconnecté de toute vérité. Les voisines racistes d’Alithea sont le résultat de ce phénomène. À la fois connectées à l’opinion du monde et totalement déconnectées de sa diversité, elles voient d’un très mauvais œil l’arrivée du Djinn oriental dans leur voisinage.
Face à cela, le personnage joué par Idris Elba ne peut pas faire grand chose, si ce n’est revenir épisodiquement parmi les hommes et œuvrer comme il le peut à leur libération. Du regard émerveillé d’une vieille dame lorsqu’elle découvre le goût d’une pâtisserie orientale, à un simple renvoi de ballon dans un parc public, le Djinn montre que le secret de notre rapport émerveillé au monde réside avant tout dans son innocence. Un regard neuf, ludique, décrassé de tout a priori, qui nous permet enfin d’écouter calmement la petite musique du cosmos.
I Commentaire visible sur l’édition Blu-Ray du film, éditée par Elephant Films en octobre 2020.
Sortie le 24 août 2022, réalisé par George Miller, avec Tilda Swinton, Idris Elba, Aamito Lagum.