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Critique – As Bestas (Rodrigo Sorogoyen, 2022)

À tout juste 40 ans, Rodrigo Sorogoyen a déjà tout d’un grand. Avec une poignée de films seulement à son actif, parmi lesquels Que Dios nos perdone, El Reino et Madre, le réalisateur espagnol construit une œuvre remarquable de cohérence – dans la forme (travail sur la durée des plans et le hors-champ) comme dans le fond (thèmes du deuil et de l’obsession) – et redoutable d’efficacité. Son nouveau long-métrage, As Bestas, présenté cette année au Festival de Cannes, embrasse la veine la plus anxiogène de son cinéma.

L’enfer, c’est les autres

Dans un petit village de Galice, en Espagne, un couple d’agriculteurs français, Antoine et Olga (Denis Ménochet et Marina Foïs, tous deux brillants), s’oppose à l’implantation d’un parc éolien et se retrouve confronté au mécontentement de ses voisins. Le postulat est simple, pourtant Sorogoyen appréhende ce conflit de voisinage dans toute sa complexité. Justement comparé à Chiens de paille de Sam Peckinpah par les festivaliers cannois, As Bestas dérègle le quotidien de ses personnages une scène après l’autre, ordonnant patiemment l’enfer à venir.

Avec un sens du plan-séquence qui fait encore merveille ici, le réalisateur choisit de déployer ses situations jusqu’au point de rupture, sans jamais avorter la tension qu’il met en place. Une scène de confrontation dans un bar est emblématique de cette approche et révèle dans la durée l’impossibilité d’une entente mutuelle entre les personnages. Pour autant, Sorogoyen n’accable aucun des deux partis, du moins pendant un temps, et reprend à son compte la réplique entendue dans La règle du jeu de Jean Renoir : « ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons ».

Dès lors, le cinéaste assume de réaliser un vrai film d’horreur sur l’incommunicabilité, chaque tentative pour renouer le dialogue de façon constructive et apaisée étant vouée à l’échec. L’étau se resserre jusque dans les « respirations » accordées au couple, de plus en plus rares et ternies par le sentiment d’un danger omniprésent. Même seuls chez eux, Antoine et Olga continuent de se laisser tourmenter par leurs voisins.

Bien sûr, le fossé culturel entre les personnages joue un rôle central. Il en était déjà question dans Madre où la barrière de la langue avait pour effet d’isoler l’héroïne du collectif. Avec As Bestas, c’est la légitimité même des expatriés à faire valoir leurs intérêts qui est remise en cause par les autochtones. Une guerre des nerfs qui est donc aussi une guerre de territoire.

Dompter la bête

La toute première scène du film a valeur de note d’intention. Des villageois, les « aloitadores », tentent d’immobiliser des chevaux sauvages afin de leur raser la crinière. Une tradition galicienne à laquelle le cinéaste nous introduit au gré d’un long ralenti voyant l’animal peu à peu muselé par les hommes.

Cette ouverture presque surréaliste montre bien à quel point la violence est affaire de domination. Tous les rapports de force décrits par le réalisateur s’articulent autour de cette notion et menacent de finir dans une lutte au corps à corps. D’où la dimension horrifique du film qui impose à ses personnages un rapprochement physique de plus en plus brutal. Il n’y a qu’à voir cette scène nocturne où Antoine et Olga sont piégés dans leur voiture, à la merci de leurs voisins qui cognent aux fenêtres, comme pour détruire le dernier rempart qui les tient à l’écart.

Mais la violence se fait aussi psychologique, notamment lors d’une deuxième partie en apparence plus relâchée et néanmoins traversée par la même angoisse. Un virage savamment orchestré par Sorogoyen qui se joue de nos attentes pour mieux servir son propos.

Vous l’aurez donc compris, As Bestas est une réussite à tous niveaux. Non content d’être une leçon de suspense imparable, le film prolonge avec acuité l’un des sujets phares des années 2010 et 2020 au cinéma : le repli sur soi aux dépens de l’esprit de solidarité. Ce que The Social Network de David Fincher avait su également encapsuler, et qui fait de Sorogoyen, un cinéaste « à l’heure ».

Sortie le 20 juillet 2022, réalisé par Rodrigo Sorogoyen, avec Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera

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