Théoricien, critique, professeur de mise en scène à l’ESRA et scénariste, Jean-François Tarnowski a toujours envisagé le cinéma par le prisme de l’affect, un art dont « la finalité ultime (…) est l’émotion dramatique », pour reprendre ses mots. Disparu prématurément en 2005, celui que ses étudiants surnommaient « Tarno » reste l’un des plus fins décrypteurs du langage cinématographique, dont les analyses plan par plan, publiées notamment dans les colonnes de Starfix, ont marqué de nombreuses mémoires cinéphiles.
Afin de lui rendre, à notre hauteur, l’hommage qu’il mérite, Le Grand Oculaire vous propose de (re)découvrir de grands moments de cinéma, un plan après l’autre, pour prendre pleinement conscience du pouvoir de la mise en scène.
Ex-fan des sixties
Last Night in Soho raconte l’histoire d’Eloise, une jeune provinciale britannique rejoignant la capitale pour intégrer une école de mode. Admiratrice inconditionnelle du swinging London des années 60, la jeune femme va mystérieusement se retrouver, au gré de ses rêveries nocturnes, transportée dans son époque favorite. Elle y croisera la route de Sandie, une autre jeune femme qui, soixante ans plus tôt, rêvait de devenir une star de la chanson populaire. Coincée entre rêve et réalité, Eloise va découvrir, aux côtés de son double passé, les sombres coulisses de son fantasme.
Nourri par le rapport qu’entretient Edgar Wright avec la culture des sixties (il en est de son propre aveu nostalgique, sans pour autant l’avoir jamais connue), Last Night in Soho fonctionne sur deux temps. En premier lieu, le film nous immerge dans une époque dont ne subsiste que la séduisante vitrine. Le spectateur est amené à contempler les marqueurs populaires, l’imaginaire visuel et sonore qui la caractérisent. Puis, au gré du parcours émotionnel et psychologique de son héroïne, il lèvera le voile sur la réalité sordide qui se joue derrière le simulacre pour questionner notre propre rapport à la pop culture d’autrefois.
Première errance nocturne d’Eloise, la séquence qui suit a donc pour but de présenter les trois aspects du subterfuge dont le spectateur sera le prisonnier consenti : représenter les années 60 sous leurs atours les plus séduisants ; introduire celle qui servira d’ancrage émotionnel et sensoriel (pour Eloise comme pour le spectateur) et poser les bases d’une romance au premier abord émancipatrice. Un tableau parfait que le reste du film aura à cœur de subvertir. Voyons maintenant quels sont les éléments de langage employés par le cinéaste pour accomplir sa tâche.
NB : par souci de compréhension, nous vous recommandons le visionnage de la séquence, en parallèle de la lecture de cet article.
La séquence s’ouvre sur un travelling arrière dans lequel Eloise, en plan poitrine, progresse d’un pas lancinant dans une ruelle (1a).

Ce lieu a vocation à servir de point de passage entre la réalité (la chambre d’Eloise, point de départ de son errance mentale) et le fantasme dans lequel elle va momentanément évoluer. Cela explique à la fois l’aspect rudimentaire et réaliste du décor (deux murs de brique nue) et son atmosphère étrange (induite par la noirceur insondable de la ruelle).
L’éclairage progressif sur le visage d’Eloise (1b) annonce son arrivée imminente dans un nouvel espace, que le spectateur n’a pas encore découvert.

Un espace qui apparaît au plan suivant, un travelling avant où Eloise est cette fois de dos, toujours en plan poitrine. Lorsqu’elle émerge de la ruelle (2a), le spectateur découvre une rue londonienne typique des années 60, immédiatement identifiable à ses voitures rutilantes et ses lumières tungstènes.

La caméra effectue un panoramique bas-haut pour dévoiler une imposante affiche d’Opération Tonnerre, le quatrième James Bond sorti en 1965 (2b).

Outre le clin d’œil adressé aux fans de 007, dont Edgar Wright fait partie depuis toujours, la présence d’un marqueur culturel de cette envergure nous permet d’appréhender immédiatement le cadre historique et temporel de la scène.
Le travelling avant se mue alors en travelling circulaire. La caméra entame une rotation par la droite d’Eloise, tandis que celle-ci contemple le décor (2c). Lorsqu’elle se retourne pour faire face à son point de départ, un bus à impériale traverse le champ de gauche à droite (2d).


Le mouvement se poursuit et récupère à nouveau Eloise de face (2e), avant que celle-ci ne progresse vers la boîte de nuit (2f).


La ferveur ambiante, l’intensité et la multiplicité des sources de lumière, la circularité et la rapidité du mouvement se conjuguent pour rendre compte du vertige et de la fascination qui gagne le personnage.
La caméra accompagne ensuite Eloise une nouvelle fois en travelling avant (2g) avant de s’élever par une montée de grue au niveau de l’enseigne (2h). Le mouvement se poursuit jusqu’à finir en très gros plan sur le néon lumineux.


Avant que le travelling ne s’achève, un fondu enchaîné vient l’interrompre (3a) et nous amène à l’intérieur du club, tandis qu’Eloise, en plan taille, descend un escalier (3b).


Cet effet de montage nous rappelle la nature onirique de la scène et souligne la dimension fantasmatique du lieu. En ce sens, il faut aussi relever l’apparition du miroir, appelé à occuper une place importante dans la mise en scène d’Edgar Wright. Traditionnellement, le miroir fait souvent office de porte d’entrée vers le monde du merveilleux (cf. le mythe d’Orphée, Alice au Pays des Merveilles). Dans cette séquence, il représente la frontière poreuse qui sépare le songe de la réalité, deux espaces que la mise en scène entreprendra de réunir.
C’est un nouveau fondu enchaîné (4a) qui introduit le plan suivant : une contre-plongée sur Eloise, de face, à hauteur de cuisse (4b).


Suivant le coup d’œil d’Eloise vers la droite du cadre (4c), un panoramique gauche-droite nous dévoile le lobby du club. Un majordome y attend Eloise, qui réapparaît en bordure gauche de l’image (4d). Notons la présence d’un autre miroir, en arrière-plan, sur lequel nous reviendrons.


Tandis que le majordome passe derrière Eloise pour lui retirer son vêtement (4e), la caméra progresse en travelling gauche-droite pour se trouver face au miroir (4f). Au vu de sa fonction symbolique évoquée précédemment, il est naturel que le miroir soit le théâtre de la première apparition de Sandie, l’alter ego onirique d’Eloise (dont le visage nous est pour l’instant caché).


Le majordome quitte le champ, laissant Eloise et Sandie seules dans le cadre (4g). Lorsque la première tourne la tête, la mise au point bascule sur la seconde (4h), annonçant déjà subtilement un glissement de la fonction sujet d’Eloise vers Sandie.


Toutes deux se rapprochent du miroir, accompagnées par un travelling avant (4i) qui finit par évacuer complètement Eloise du cadre. Ne reste plus que Sandie, en plan poitrine (4j).


Le caractère saisissant du trucage repose sur une astuce simplissime, digne de l’époque de Méliès : le miroir n’existe tout simplement pas. Au sein d’un double décor, les deux actrices reproduisent la même série de mouvements, le plus fidèlement possible. Une illusion parfaite par l’emploi des acteurs jumeaux James et Oliver Phelps (respectivement Fred et George Weasley dans la saga Harry Potter) pour incarner les deux “versions” du majordome.
Au plan suivant, alors que celui-ci revient derrière Sandie, la jeune femme tape du bout de son doigt sur le miroir (4k).

En regardant image par image, on peut remarquer que le mouvement des actrices, légèrement décalé, trahit l’illusion, la main d’Anya Taylor-Joy se retirant une fraction de seconde trop tôt. Un défaut évidemment imperceptible à vitesse réelle.
Mais, à la surprise du spectateur, c’est Sandie qui apparaît en lieu et place d’Eloise, lorsque la caméra panote de nouveau vers la gauche (4l).

La désorientation du spectateur monte encore d’un cran avec le panoramique suivant, qui revient au miroir pour retrouver cette dernière dans le reflet (4m). Sandie quitte ensuite le champ par la droite, suivie du regard par son double (4n).


Le franchissement du miroir contribue à diluer davantage la frontière qui sépare le réel du factice, tandis que l’inversion des positions entérine la bascule narrative de la scène : c’est maintenant Sandie qui sert de moteur à l’intrigue. Le regard du personnage, qui jusque-là servait principalement à le guider et à déterminer le sujet des plans, va servir à dévoiler sa caractérisation, son désir et son objectif. Eloise est temporairement rétrogradée en simple témoin – ce qui va considérablement accroître la proximité entre elle et le spectateur.
Le plan suivant débute par un panoramique vertical descendant, partant du lustre au plafond (5a) pour dévoiler la piste de danse, avec Sandie de dos au premier plan (5b).


Notez la construction méticuleuse du cadre : les deux lustres forment une ligne de fuite et la tête blonde de Sandie vient brièvement se placer à la pointe du second. Le personnage progresse jusqu’à la rambarde, en plan taille (5c) avant de sortir par la droite du cadre (5d).


L’espace d’une seconde, on perçoit déjà le regard de Sandie pointé vers la chanteuse en contrebas, la mise en scène sous-entendant son caractère intéressé. Le rai de lumière vive au-dessus d’elle et le contraste entre le bleu de sa robe et les teintes claires du parquet la font ressortir de l’image.
Au plan suivant, Wright récupère Sandie en plan large, en contre-plongée depuis la piste de danse. Eloise apparaît fragmentée dans les miroirs qui bordent l’escalier (6a).

La caméra suit en panoramique la descente des marches de Sandie (6b) avant de brusquement s’éloigner d’elle, en cadrant cette fois la chanteuse en plan taille (7a).


La caméra se rapproche de l’artiste en travelling jusqu’à la filmer en plan-poitrine (7b). La mise au point nous ramène alors vers Sandie, matérialisant clairement le regard envieux de l’héroïne.

Une idée soulignée plus encore par un raccord dans l’axe, récupérant Sandie, les yeux pétillants, en plan poitrine (8a). Celle-ci descend l’escalier d’un pas déterminé, laissant quelques instants Eloise seule dans le reflet (8b), avant qu’elle ne la rejoigne.


Les trois plans suivants ont vocation à mettre en images le charme et l’aura séductrice de Sandie. D’abord, un plan large en focale courte, en plongée depuis le balcon du club (9a).

Tandis que Sandie s’avance vers nous, la caméra amorce un travelling avant avec un léger panoramique vers le bas (9b). Un mouvement qui paraît imiter celui d’un hypothétique spectateur, se penchant pour admirer la star en mouvement.

S’ensuit un autre travelling, nettement plus rapide, filmé à hauteur des tables alignées le long de la piste (10a). Suivant le rythme de marche de Sandie, la caméra passe en revue les différents clients et épingle le regard d’un homme, visiblement sensible à la beauté de la jeune femme (10b).


Sandie passe devant la caméra, ce qui permet au monteur de raccorder sur un autre travelling, arrière celui-ci, qui précède Sandie, en plan taille (11). La rangée de tables forme une ligne de fuite diagonale qui attire notre regard, tandis que les visages se retournent les uns après les autres.

La trajectoire de Sandie se voit coupée, au plan suivant, par l’irruption du propriétaire de l’établissement (12a).

C’est le début d’un bref champ-contrechamp qui établit, uniquement par la mise en scène et le placement des acteurs dans l’espace, deux éléments essentiels de la dramaturgie du film.
En premier lieu, la manière dont l’homme interrompt le dynamisme de la scène et coupe la route de Sandie, compressée contre la bordure droite du cadre (12b), met en exergue le caractère contraignant et envahissant des hommes.

Ensuite, tandis qu’il apparaît toujours filmé de la même manière (exception faite du plan 15, dont l’axe varie un peu par rapport au plan 12), Sandie bénéficie à chaque fois d’une nouvelle valeur (13, 14 et 16a).




Ces variations d’axe et de cadrage souligne la nature vive et insaisissable de la jeune femme, dont le dynamisme imprègne le découpage. Celle-ci finit d’ailleurs par contourner son adversaire (16b), qui finit seul dans le plan (16c).


S’ensuit un autre plan mobile, qui voit d’abord Sandie se retourner en réponse à l’interjection du propriétaire (17a), avant de gagner le bar d’un pas gracieux (17b). La caméra redouble sa démarche d’un léger travelling gauche-droite.


Le film raccorde vers un plan taille de profil, au moment où Sandie vient s’appuyer sur le comptoir. Absente depuis quelques plans, Eloise fait son retour dans le miroir sur le pilier, en arrière-plan (18a).

Notez la présence d’une figurante de dos, juste devant le pilier, qui permet de suspecter, ici aussi, l’usage d’un faux-miroir – la figurante aurait alors pour fonction de dissimuler Thomasin McKenzie, le temps qu’Anya Taylor-Joy rejoigne le comptoir.
Cette image est le théâtre d’un très élégant jeu de regards : Eloise regarde Sandie, qui paraît l’pbserver en retour, tandis que le barman en arrière-plan a les yeux rivés sur sa future cliente. Sandie se retourne ensuite vers la caméra, accompagnée d’une bascule de point qui relègue Eloise dans le flou (18b).

Maintenant que la ligne de désir et le caractère de Sandie sont établis, le réalisateur peut introduire la dernière pièce manquant au puzzle : Jack, imprésario à l’arrogance séductrice, dont le caractère dragueur et impulsif renvoie à la mythologie bondienne (cf. l’affiche géante de Sean Connery, en tout début de séquence). L’idylle naissante entre Jack et Sandie ajoute une nouvelle dimension émotionnelle à la dramaturgie et vient parfaire l’illusion dans laquelle Eloise et le spectateur vont pleinement chavirer. Plus le rêve nous happe et plus la jeune étudiante, point de contact entre les deux mondes, va disparaître de l’image.
Le coup d’œil hors-champ de Sandie introduit un changement de point de vue. La chanteuse en herbe n’est plus objet de notre regard, c’est désormais nous qui adoptons le sien. Très brièvement, la présence d’un serveur obstrue le champ (19a), mais ce dernier le quitte immédiatement pour révéler le personnage de Jack, en plan taille (19b).


L’effet de volet produit par le mouvement du serveur renforce l’impact de la révélation. Le subtil travelling avant guide notre regard vers lui. Enfin, la rythmique méticuleuse de la direction d’acteurs (voyez avec quelle rapidité Jack se tourne vers Sandie) le présente d’emblée comme un homme puissant, sûr de lui et très charismatique.
Quand le cinéaste revient sur Sandie, elle est désormais filmée en plan épaule, en longue focale, avec un autre travelling avant pour répondre à l’énergie du plan précédent (20).

L’axe du plan renvoie au regard de convoitises de Jack et le travelling le traduit visuellement. En arrière-plan, Eloise est noyée dans le flou et son expression faciale est invisible. En isolant ainsi ses deux personnages au sein de leur environnement, Wright dessine les prémisses de leur avenir sentimental – et du rapport de domination malsain qui va vite lui succéder.
Une parenthèse séductrice interrompue par l’irruption du serveur, en plan taille (21). Notez le très léger recadrage en début de plan, qui fluidifie la coupe et permet de préserver le dynamisme de la scène.

La partie suivante de la séquence témoigne de la manière dont un cinéaste peut brillamment s’affranchir d’une contrainte. Ici, il lui faut prendre le temps d’énoncer plusieurs informations et enjeux cruciaux de l’intrigue – qui est Jack? Quel est son rôle? Quelle sera la relation qui l’unit à Sandie – tout en préservant le dynamisme global de la scène.
Pour ce faire, il opte pour un montage rapide et plusieurs variations d’échelle de plan. D’abord, Sandie apparaît en plan taille, filmé en légère plongée pour adopter la position surplombante du barman (22a). Notez comme le cadre semble se resserrer sur elle au fil du champ-contrechamp qui accompagne le dialogue (22b).


C’est en fait un allongement de la focale qui nous rapproche de Sandie, sans causer un changement de valeur. Sur le barman en revanche, c’est bien un rapprochement de la caméra elle-même qui s’opère, de plan poitrine à plan épaule (23).

Le plan suivant reprend la même architecture que le plan 20 et ses regards multiples. Tous convergent maintenant dans la direction de Jack, devenu le centre de l’attention (24). En réponse à l’axe des regards, Wright le fait revenir à l’image une seconde fois (25).


Après un court retour au serveur, Wright fait de nouveau intervenir le plan épaule sur Sandie, avec Eloise en arrière-plan (26a).

La première fait cette fois face à la caméra, dans une posture plus ouverte et déterminée. Une bascule de point nous ramène ensuite vers Eloise, pour rappeler la focalisation interne de la scène (26b).

Surviennent alors deux mouvements de caméra, accompagnant Sandie du bar vers le mur du fond. Le premier combine un travelling avant et un panoramique droite-gauche, épinglant le regard appuyé de Jack, à l’arrière-plan (27a).

Le plan semble d’abord être une vue subjective de Sandie, mais celle-ci finit par rentrer dans le champ à gauche, renvoyant à son caractère insaisissable, mentionné plus haut (27b).

Sa présence permet de raccorder vers un panoramique droite-gauche, mimant le mouvement de tête de Jack. Sandie passe derrière les clients (28a) et s’arrête face à un autre miroir, dans lequel on retrouve Eloise (28b). Les deux femmes se font face avant que Sandie ne se retourne vers Jack et le spectateur (28c).



En plan taille, Jack pose à nouveau un regard charmeur sur Sandie (29) avant de sortir par la droite du cadre pour la rejoindre dans un autre plan taille de profil, où les trois personnages apparaissent pour la première fois ensemble dans le même plan (30).


Le dialogue à venir s’articule lui aussi en champ-contrechamp. Wright juxtapose un plan taille de Jack (31a) et un plan poitrine de Sandie (32), auquel s’ajoute une vue plus large, variante du plan 30, qui permet de ramener Eloise dans le champ et rappeler la passivité qui l’unit au spectateur (33).



Ici encore, Wright injecte une dose de dynamisme supplémentaire en alternant rapidement les plans au montage, et en variant un peu le cadrage. Notez ainsi le subtil élargissement du plan de Jack (31b), qui fait maintenant apparaître son reflet dans le miroir.

Une manière subtile d’annoncer la dualité du personnage, qui évoluera par la suite de l’amoureux idéal au pervers sadique. Une ambiguïté qui se manifeste par petites touches, à l’image du regard du barman après que Jack lui ait passé commande (34). Est-il simplement concentré dans son travail ou observe-t-il consciemment un manipulateur à l’œuvre ?

Lorsque Sandie invite Jack à danser et brise la staticité du dialogue, c’est naturellement que la mise en scène renoue avec les mouvements de machinerie. En l’occurrence, un travelling avant sur Jack, en plan taille, observant la belle qui passe au premier plan flou (35a).

Le mouvement se poursuit jusqu’à le filmer en poitrine, au moment où Jack se lève pour la rejoindre (35b). Tandis que la musique s’emballe, la caméra effectue un panoramique gauche-droite pour récupérer Eloise, en plan poitrine (35c).


Les deux plans suivants prolongent ce petit regain d’énergie. Soutenue par la rythmique enjouée de la bande-son, Wright filme à ras du sol les pieds de Sandie rejoignant la piste, en panoramique droite-gauche (36). Puis il raccorde sur un plan fixe, en longue focale, où le corps de la jeune femme commence à onduler au rythme de la musique (37).


Ces deux plans plutôt sobres visent à préparer le terrain pour le plus beau morceau de bravoure de toute la scène : un très long et très complexe numéro de danse, filmé au steadicam en un seul plan (ou presque), durant lequel les deux femmes vont échanger plusieurs fois de place. Touchant le plus haut degré d’immersion possible, Eloise va temporairement sortir du miroir et se fondre dans les actions de son alter ego. Une parade nuptiale aux sonorités rock qui vise à exprimer visuellement le pouvoir d’attraction du fantasme en trompant les sens du spectateur, pris dans la ferveur de la danse. La porosité de la frontière qui sépare le rêve de la réalité atteint maintenant son paroxysme. Par ailleurs, le plan impose de relever un vrai défi technique. Wright met en effet un point d’honneur à limiter le plus possible les trucages numériques et se repose avant tout sur la précision extrême du cadrage et de la chorégraphie.
Le plan débute sur Sandie, filmée à hauteur de taille, marchant vers la caméra (38.1).

Le cadreur amorce immédiatement un travelling avant, contraire à son mouvement, accompagné d’un panoramique gauche-droite (38.2), pour finalement la récupérer à nouveau en taille, de l’autre côté de la piste (38.3).


Le mouvement se poursuit sous la forme d’un travelling circulaire autour de la jeune femme (38.4) qui s’achève en dévoilant, loin devant elle, la silhouette dandinante de Jack (38.5).


La caméra reste relativement stationnaire le temps que le couple récemment formé se rejoigne (38.6) puis repart en travelling gauche-droite quand Jack dépasse Sandie (38.7).


La caméra reprend alors une course semi-circulaire, passant dans le dos des personnages (38.8) pour ensuite les récupérer de profil, de l’autre côté (38.9).


La caméra effectue maintenant un premier mouvement de va-et-vient : d’abord, un travelling arrière jusqu’à ce que les personnages soient intégralement dans le champ (38.10), puis un retour sur le même rythme vers une valeur plus serrée (38.11).


Lorsque les danseurs se touchent la main, la caméra repart en rotation (38.12) et Sandie disparaît fugacement derrière la silhouette de Jack (38.13).


Mais à la surprise du spectateur, lorsque Jack laisse le champ libre à la caméra, c’est Eloise qui apparaît en lieu et place de son alter ego du passé (38.14).

Dans ce cas précis, ce sont les technologies modernes de post-production qui permettent de rendre aussi fluide le changement de comédienne. Si l’on regarde le making-of de la scène (à 0.40s), on se rend compte que, sur le plateau, c’est bien Anya Taylor-Joy qui a effectué cette partie de la chorégraphie. Le réalisateur a donc tourné ultérieurement une version alternative de ce petit bout de danse, cette fois avec Thomasin McKenzie, avant de mêler les deux plans sur le banc de montage.
La rotation de la caméra progresse tandis que Jack et sa nouvelle partenaire avancent vers la droite du cadre (38.15).

Surgissent alors un couple de danseurs au premier plan, qui obstrue momentanément l’image (38.16). Lorsqu’ils quittent le champ par la droite, c’est à nouveau Sandie qui danse collée contre Jack (38.17).


En prenant compte des observations précédentes, on peut déduire que le passage du couple ne sert pas à dissimuler un changement de comédienne (comme on pourrait initialement le supposer) mais à masquer une coupe qui revient à la prise initiale. À partir de cet instant, tous les changements seront effectués in situ, en jouant seulement sur le hors-champ et l’orientation de la caméra.
Sandie entreprend ensuite de tourner autour de Jack par sa droite, dans le sens contraire de la rotation de la steadicam (38.18).

Sandie disparaît momentanément derrière lui et c’est à nouveau Eloise qui réapparaît à sa droite (38.19). Le cadreur marque ici une courte pause dans son mouvement, le temps pour Jack de repousser Eloise (38.20) avant de l’attirer de nouveau vers lui (38.21).



S’ensuit une nouvelle rotation, où les mouvements des personnages contredisent une fois de plus ceux de la caméra. Jack fait tourner Eloise de sa gauche vers sa droite (38.22) et celle-ci sort du champ (38.23).


Lorsque le pas de danse s’achève, c’est Sandie qui prend sa place (38.24). Notez comme la rapidité du mouvement et la mise au point volontairement hasardeuse du plan contribuent à dissimuler le subterfuge.

La caméra poursuit sa trajectoire vers la droite et dessine un nouveau va-et-vient, passant rapidement d’un plan italien – quand un personnage est cadré à hauteur de mollet (38.25) – à un plan épaule, de profil (38.26).


Après quoi, la caméra repart vers la droite en tournant de nouveau autour de Jack, tandis que Sandie s’éloigne à l’arrière-plan (38.27). Notez comme Edgar Wright insiste sur le clin d’œil de Jack, adressé à un personnage inconnu hors-champ (38.28).


Ce geste n’a pas seulement pour but de souligner le caractère charmeur du personnage ; il sert aussi à détourner notre attention. Attiré par le charisme de Jack, le spectateur ne remarque pas que Sandie a disparu du champ. Cela rend le retour d’Eloise plus surprenant encore (38.29).

Débute alors une nouvelle rotation. Faisant d’abord face à Jack (38.30), Eloise passe dans son dos pour réapparaître à sa gauche, tandis que la caméra tourne de la droite vers la gauche (38.31).


D’un geste vif du bras, Jack sort sa partenaire du champ (38.32) et c’est Sandie qui revient dans l’image, pour la dernière fois (38.33).


Elle et Jack échangent un ultime pas de danse (38.34), avant de se rapprocher pour ce qui sera la position finale, à la fois de la chorégraphie et du plan (38.35).


Si cet interlude spectaculaire n’est pas l’épilogue de la séquence, il offre néanmoins une conclusion parfaite à cette analyse. Avec ce grand moment de comédie musicale, Edgar Wright achève de colorer son tableau scintillant et plus vrai que nature des sixties, sur lequel il jettera plus tard un voile d’ombre. En subvertissant les codes de la nostalgie propre au cinéma grand-public contemporain, Last Night in Soho nous incite à quitter notre zone de confort, à nous extirper de la contemplation béate du passé pour tracer de nouvelles routes. Cette séquence virtuose le démontre parfaitement ; Edgar Wright puise dans la pop culture du siècle dernier l’essence d’une mise en scène qui vise à la remettre en question, la problématiser. Une démarche post-moderne et résolument à l’heure.
Sorti en 2021, réalisé par Edgar Wright, avec Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy, Matt Smith, Diana Rigg, Terence Stamp