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Critique – The Batman (Matt Reeves, 2022)

Au cœur des Ténèbres

Il fut un temps où relancer la franchise Batman après seulement huit années de sevrage était perçu comme une forme de « précipitation », risquant d’écœurer le public d’une mythologie encore prégnante dans l’inconscient collectif. 

D’autres temps, d’autres moeurs. Rien que sur la dernière décennie, l’homme chauve-souris est apparu dans cinq long-métrages de cinéma – The Dark Knight Rises, Batman V. Superman, Lego Batman et Justice League. Surfant toujours sur l’écrasante domination du genre super-héroïque au box-office mondial, les studios Warner et DC ont ainsi confié à Matt Reeves la lourde charge de « relancer » la franchise avec un opus initialement conçu comme un « stand alone ». Après les élans gothiques de Tim Burton, les délires traumatisants de Joel Schumacher, le traitement réaliste de Christopher Nolan et les « propositions » de Zack Snyder, quel traitement nous réserve donc ce nouveau venu avec The Batman ?

Mythe

L’intérêt de Matt Reeves pour le chevalier noir n’est pas le fruit du hasard, son cinéma ne cessant d’interroger l’essence de l’humanité une fois celle-ci confrontée à une instance bestiale et primitive. Dans Cloverfield, l’irruption d’un monstre géant au cœur de New-York permet ainsi aux protagonistes de se recentrer sur ce qui compte le plus pour eux. Dans Laisse-moi entrer, un jeune garçon arrive à dépasser sa timidité en se liant d’amitié avec sa voisine, une vampire meurtrière et assoiffée de sang. Enfin, dans ses deux volets de la trilogie de La Planète des Singes, le cinéaste effrite habilement la frontière censée séparer les singes des hommes, en destituant ces derniers de l’humanité dont ils croyaient avoir le monopole.

Au fond, Reeves s’intéresse à ce mythe que l’écrivain Michel Le Bris nommait brillamment « le cœur noir du monde » ; celui-là même qui hante la jungle d’Au Coeur des Ténèbres de Joseph Conrad, qui bat derrière le poitrail imposant de King Kong, ou bien qui pousse le docteur Jekyll à céder à la tentation du sinistre Mister Hyde. Il est cette force chaotique et bestiale qui nous fait sentir « plus grands que nous-mêmes », galvanisant tout aussi bien nos élans créatifs que nos pulsions de mort. Archétype universel, ses avatars irriguent toute l’histoire de la culture populaire, rappelant ainsi aux hommes cette part d’ombre qu’ils n’osent assumer. 

Batman est sans aucun doute l’une des incarnations les plus édifiantes de cette idée, et Matt Reeves en a bien conscience. D’une certaine manière, le personnage de César, en lutte permanente contre sa haine bestiale des humains, était un prélude à son traitement du chevalier noir. La présence d’Andy Serkis dans le rôle d’Alfred Pennyworth, et le traitement de son personnage en tant que potentiel père de substitution de Bruce Wayne,  devient alors évidente.

Dans une interview donnée au magazine Première, Reeves résumait sa conception du personnage ainsi : « Batman, c’est un conte psychologique ». Traumatisé par l’assassinat de ses parents, Bruce Wayne a trouvé dans la figure du chevalier noir une incarnation de ses peurs, mais aussi et surtout, une façon de les affronter. Son masque devient ainsi l’expression visuelle de son problème identitaire. Mais au lieu de le dissimuler, c’est-à-dire de lui donner un visage qui se retire au moment même où il se donne, son masque  révèle son être véritable. D’où le fait que Bruce Wayne soit aussi silencieux dans le film une fois son costume rangé. Dès lors, s’il veut exister, il n’a pas d’autre choix que de porter sur son dos le spectre de ses propres peurs intérieures. C’était là le constat fait par Darwin Cooke dans son Batman Ego, qui constitue l’une des principales références de Reeves pour le film.

Ce principe est la base structurelle de l’univers du chevalier noir. Gotham, ses freaks et ses malfrats, ne font sens que par rapport à Batman. Si on ne voit la ville que de nuit, c’est bien parce qu’elle est l’incarnation des soubassements psychiques du vigilante. Si certains de ses ennemis portent des masques, c’est bien parce qu’ils ne présentent pas de différence de nature avec leur némésis : ils en sont les reflets. Autrement dit, lorsque Batman fait face au Joker, ou en l’occurrence ici au Riddler, c’est une partie de lui-même qu’il affronte. Ce choix de Matt Reeves est d’autant plus astucieux que le personnage, au travers de ses devinettes, pousse Batman a déchiffrer une part de lui-même qu’il ne voulait pas voir jusqu’à présent. Son traitement – clairement influencé par celui du tueur dans Seven – accentue volontairement sa portée antéchristique, et sa confrontation finale avec celui qu’il pensait être son allié, sa clairvoyance involontaire.

Le spectre de la peur est donc omniprésent dans la grammaire filmique de Reeves, à commencer par son incroyable présentation du chevalier noir, montage alterné de différentes scènes de crime. Sous la lumière opaque du bat-signal, chaque zone d’ombre est ainsi perçue par les personnages comme une potentielle source de danger. Le thème répétitif de Michael Giacchino accentue brillamment cette idée, la ritournelle étant initialement une figure propre au genre horrifique. L’horreur, c’est en effet le retour du même, une situation qui revient sans cesse, comme un cauchemar, et à laquelle on ne peut échapper – ce qui explique d’ailleurs pourquoi les franchises d’horreur possèdent autant de suites. Batman est partout et nulle part à la fois, car en se confrontant à ses propres démons, Bruce Wayne incarne l’essence universelle de la peur. Dès lors, Reeves arrive à incarner l’idée même de Batman sans montrer le personnage. L’emploi de l’article « The » dans le titre du film prend alors tout son sens, substituant au mythe le seul nom du chevalier noir.

(En)quête

Une des idées de Matt Reeves est de privilégier l’aspect détective du personnage de Batman, et de l’accompagner au travers du genre du film noir. En effet, eu égard à ses intentions d’exploration psychologique du vengeur masqué, quoi de mieux qu’une enquête policière pour constituer le véhicule de cette même exploration ? Au cinéaste de confirmer lui-même en interview cette hypothèse : « Il fallait que le processus de résolution du crime sur lequel il enquête soit lié à quelque chose de très personnel pour lui » (Première, 22/02/2022). 

Le cinéaste avait déjà démontré la pertinence de son érudition dans Suprématie, convoquant tour à tour les genres du western post-apocalyptique, du film d’évasion et du récit biblique afin d’accompagner symboliquement l’élévation messianique du personnage de César. Dans The Batman, le cinéaste lorgne clairement du côté de deux genres spécifiques : le film noir américain donc, mais aussi le cinéma fantastique expressionniste, dont il est le descendant.

Les gros plans sur le visage blanchâtre et anguleux de Robert Pattinson, les yeux encore cernés de maquillage noir, sont une référence évidente aux tropes visuels de l’expressionnisme allemand. En son temps, ce courant s’était d’ailleurs plu à représenter de façon fantasmagorique les désirs et pulsions de mort qui animaient l’humanité dans les années 20 et 30, certains y voyant même une préfiguration glaçante du fascisme. Outre l’évidente correspondance thématique avec le personnage de Batman, ce choix s’inscrit de façon cohérente dans l’histoire graphique du comics, qui use volontiers de plans débullés et d’autres effets de clair-obscur afin d’incarner sa mythologie. La splendide photographie de Greig Fraiser, qui repose principalement sur les effets de contraste entre le noir et le orange (référence explicite à The Long Halloween de Loeb et Sale), participe également de cette teinte expressionniste. Les choix architecturaux de Reeves font également un bien fou à la franchise. Exit les lignes géométriques des deux derniers volets de la trilogie Nolan, et place aux intérieurs néogothiques de Londres et de Chicago, bien plus intéressants visuellement lorsque surgissent les silhouettes de tel ou tel personnage.

Néanmoins, le genre auquel on affilie plus directement The Batman, c’est bien le film noir. Celui des années 40 et 50 d’abord, notamment au travers de la voix de Bruce Wayne exprimant en off ses tourments intérieurs. Celui des années 70 ensuite, ses sorties « incognito » sous une capuche rappelant la silhouette de Robert de Niro dans Taxi Driver. À noter que l’idée de ce mélange vient initialement du Batman : Année Un de Frank Miller, mais sa reprise permet à Reeves d’introduire son personnage à la fois de façon vraisemblable (comment fait-il pour sortir s’il est Bruce Wayne ou Batman ?), et iconique (la voix off faisant la transition avec l’introduction de Batman mentionnée plus haut).

Au-delà des figures esthétiques, l’intrigue même du film – là encore inspirée de Long Halloween – est celle d’un film noir. En l’occurrence : une série de meurtres orchestrée par le Riddler, qui souhaite révéler à travers elle la corruption systémique de Gotham City. Les têtes connues des lecteurs de comics défilent : Falcone, le Pingouin (génialement interprété par Colin Farrell), ou bien encore Catwoman. Contrairement au comics, où l’enquête se déploie sur plusieurs mois, les scénaristes ont choisi de condenser celle-ci en l’espace de quelques jours, précipitant ainsi une somme conséquente d’informations. 

C’est là que le film présente une première limite, dans la mesure où son didactisme le pousse d’une part à alourdir considérablement son deuxième acte, et d’autre part, à mettre de côté certains de ses personnages. C’est le cas de Batman lui-même, dont nous perdons la voix-off pendant plus d’une heure, mais aussi de Catwoman, plutôt bien introduite dans le récit, mais qui se voit ensuite réduite à une série de courtes apparitions peinant à lui donner de la consistance. Un sentiment de frustration se fait alors sentir, car le film possède bel et bien tous les enjeux émotionnels sous-jacents à l’intrigue (notamment entre les personnages), mais les expédie presque tous avec maladresse. Paradoxalement, il aurait gagné à être raccourci d’une bonne vingtaine de minutes, l’intrigue policière pouvant se passer d’une ou deux péripéties inutiles, par ailleurs assez redondantes en l’absence de « whodunit ».

Something in the Way

Cette maladresse n’entache que partiellement l’autre grande idée de Reeves, qui consiste à présenter un Batman jeune adulte. Compte tenu de tous les enjeux précédemment abordés, la figure de l’adolescent s’impose de façon évidente : sur le fil, à la croisée entre deux âges et en proie à des questionnements identitaires, l’adolescence est le stade de notre existence qui nous rapproche le plus intimement du mythe de Batman. Le cinéaste accompagne une nouvelle fois cette idée par des partis-pris esthétiques osés : le look de Bruce Wayne (que d’aucuns affilieraient au courant « emo »), la chorégraphie des combats (Batman se prend des coups, frôlant parfois la maladresse), ou bien encore l’usage répété de la chanson « Something in the Way » de Nirvana.

Ce choix n’a rien de gratuit, et résume tout l’intérêt de ce nouveau volet. D’abord la chanson en elle-même, qui fait en partie référence au passé de son chanteur, mais qui, dans une approche plus symbolique, peut faire référence aux tourments intérieurs de l’homme chauve-souris: un jeune homme homme dont la « bâche qui l’abrite » commence à se fissurer (« Underneath the bridge / Tarp has sprung a leak »), et qui, dans ce milieu hostile, commence à dompter les animaux sauvages venus à sa rencontre (« the animals i’ve trapped / Have all become my pets »). Derrière Nirvana est aussi convoquée la figure de Kurt Cobain, qui brasse avec lui tout un imaginaire qui définira la contre-culture des années 90 et 2000 : une enfance malheureuse, un sentiment d’aliénation, une volonté d’exprimer son mal-être, et enfin, la solitude.

Le solitaire est sans doute l’une des figures emblématiques du cinéma populaire de ces dix dernières années, au premier rang duquel nous pouvons compter Mark Zuckerberg lui-même dans The Social Network. Plus les années passent, et plus la solitude nous est présentée comme le lot d’une génération ultra connectée, sur le qui-vive de la moindre image, du moindre commentaire, du moindre indice donnant un sens à son existence. Un peu comme Batman, finalement. Aussi est-ce pour cela qu’à défaut d’avoir livré la « version ultime » du personnage – est-ce là même un dessein réalisable ? – Matt Reeves a réussi à en faire le symbole d’une génération. 

Sortie le 2 mars 2022, réalisé par Matt Reeves, avec Robert Pattinson, Paul Dano, Zoë Kravitz.

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