Théoricien, critique, professeur de mise en scène à l’ESRA et scénariste, Jean-François Tarnowski a toujours envisagé le cinéma par le prisme de l’affect, un art dont « la finalité ultime (…) est l’émotion dramatique1 », pour reprendre ses mots. Disparu prématurément en 2005, celui que ses étudiants surnommaient « Tarno » reste l’un des plus fins décrypteurs du langage cinématographique, dont les analyses plan par plan, publiées notamment dans les colonnes de Starfix, ont marqué de nombreuses mémoires cinéphiles.
Afin de lui rendre, à notre hauteur, l’hommage qu’il mérite, Le Grand Oculaire vous propose de (re)découvrir de grands moments de cinéma, un plan après l’autre, pour prendre pleinement conscience du pouvoir de la mise en scène.
De l’autre côté du miroir
Privé de grand écran suite à la débâcle de La Forteresse Noire (1983), Michael Mann rebondit sur la petite lucarne en produisant la série culte Miami Vice – Deux flics à Miami (1984-1989). Fort de cet immense succès populaire, c’est avec Manhunter, adaptation du best-seller Dragon Rouge de Thomas Harris, qu’il revient au cinéma en 1986. Un thriller sombre et cérébral qui, lui non plus, ne rencontrera pas le public. Un échec depuis largement réhabilité, au point de devenir l’une des œuvres majeures de son auteur, en plus d’un brillant manifeste esthétique du cinéma américain des eighties.
On y suit l’histoire de Will Graham, un profiler du FBI capable de déduire, d’une manière quasi-surnaturelle, les pensées et la psychologie des tueurs en série. Un don qui lui a notamment permis d’arrêter Hannibal Lecktor, éminent psychiatre et monstre cannibale. Une victoire au goût amer, puisque Will, torturé par Lecktor, a depuis quitté ses fonctions pour se reconstruire auprès des siens. Mais l’apparition d’un nouveau tueur en série, le mystérieux « Dragon Rouge », auteur du massacre de plusieurs familles, le pousse à reprendre du service. Malgré son extraordinaire talent, Graham se retrouve vite dans une impasse. Une seule solution : retourner voir son tortionnaire, en espérant que son brillant esprit pervers puisse éclairer sa lanterne.
La rencontre entre Will Graham et Hannibal Lecktor constitue un tournant majeur dans l’intrigue du film. À la fois confrontation verbale tendue et intense jeu de regard, la séquence dévoile par sa mise en scène le tourment profond de Will – notamment dans la manière dont elle fait correspondre l’intériorité du personnage avec le décor qui l’entoure.
Par ailleurs, la scène met aussi en exergue la relation paradoxale qui unit protagoniste et antagoniste dans le cinéma de Michael Mann. Tels les deux faces d’une même pièce, Graham et Lecktor sont à la fois strictement incompatibles et parfaitement indissociables ; opposés par les règles de la société, unis par une même nature méthodique et obsessionnelle.
NB : par souci de compréhension, nous vous recommandons le visionnage de la séquence, en parallèle de la lecture de cet article.
La séquence s’ouvre sur un plan large de la porte de la cellule, filmé de l’intérieur, en légère contre-plongée (1a). Mann fait ici usage d’une focale relativement courte, qui lui permet de filmer la porte en intégralité tout en faisant exister le reste de la pièce autour d’elle. Une valeur qui permet au spectateur de comprendre d’emblée la disposition générale de l’espace.

Le gardien ouvre la porte et laisse entrer Will, qui se tient d’abord debout dans son encadrement (1b), avant d’aller s’asseoir sur la chaise à sa droite, suivi en panoramique vertical descendant (1c). La contre-plongée, du fait de son caractère souvent iconique, aurait pu contribuer à donner de l’importance à Will, mais la grandeur du décor, allongé par la focale courte, participe au contraire à rendre son malaise palpable.


Un sentiment décuplé par la topographie oppressive du lieu, les barreaux au premier plan entourant systématiquement le corps de Will. La précision de cet effet résulte d’une mise en place extrêmement rigoureuse, le comédien devant respecter à la lettre chaque placement imposé par le réalisateur. Limité par la mise en scène, le jeu de l’acteur donne un relief supplémentaire aux émotions du personnage, qui s’inscrit dès le départ dans une position de contrainte et de faiblesse.
Le célèbre cannibale nous apparaît au plan suivant, en pied, couché sur le lit, face au mur (2a). La dramaturgie ne s’est pas encore déployée, mais un déséquilibre dans le rapport de force est déjà subtilement énoncé, via le code couleur de l’image.

Hannibal jouit en effet d’une situation avantageuse : vêtu intégralement de blanc, le tueur se fond dans le décor comme un prédateur en parfaite maîtrise de son environnement. À l’inverse, Will évolue dans un terrain hostile et inconnu, comme nous l’indique le contraste qui oppose les couleurs sombres de ses vêtements aux murs immaculés de la cellule. Relevons aussi comment la position des personnages dans le champ insiste sur le conflit qui les oppose. D’abord allongé, le corps de Lecktor forme une ligne perpendiculaire qui vient « transpercer » celui de Will, désormais filmé de dos, dans le tiers-gauche de l’image, en dehors de la zone de netteté.
Une opposition qui sera toutefois nuancée par l’évolution du plan. Lorsque Lecktor se relève et dévoile enfin son visage (2b), la caméra avance en travelling jusqu’à le récupérer en plan poitrine (2c).


Cette valeur finale marque le début d’un champ-contrechamp qui couvrira une bonne partie de la scène et permet au réalisateur d’entériner la dualité ambivalente de ses personnages, évoquée précédemment. Lorsque Will revient à l’image, Mann choisit logiquement de le cadrer de la même manière que Lecktor, à hauteur de poitrine (3a).

Comme Will au plan 2, le psychopathe est cadré de dos, en amorce floue, mais cette fois-ci dans le tiers-droit. Ainsi, la mise en scène fait de Lecktor et Graham deux figures à la fois doubles et strictement inversées. Le montage choisit de privilégier Lecktor, les apparitions de Will étant toujours brèves, encore une fois pour induire sa supériorité dans l’esprit du spectateur.
Une idée qui transparaît également dans la manière qu’ont les personnages d’interagir avec l’espace. Collé contre le mur, le profiler ne bénéficie d’aucune liberté de mouvement, à la différence de Lecktor, qui peut à sa guise se pencher en avant ou s’adosser contre le mur. De cette chorégraphie naît une idée discrète mais brillante : lorsque le psychopathe est proche du policier, sa silhouette dissimule, dans le contrechamp, la porte de la cellule, seul point de fuite possible pour Will (3a). Il faut attendre que le criminel se redresse temporairement (2d) pour que la porte redevienne visible dans le cadre (3b). Tel un félin s’amusant avec sa proie, Lecktor prend plaisir à relâcher son emprise, pour mieux la réaffirmer par la suite.


Il faut également relever, dans le prolongement de cette chorégraphie millimétrée, un raccord des plus étranges : quand Lecktor se rapproche à nouveau de Will, sa silhouette pénètre dans le contrechamp par le tiers-droit (3c). Une coupe franche nous ramène alors face à Lecktor, qui se tient toujours contre le mur et amorce à peine son mouvement (2e).


Un parti-pris osé qui relève, d’un point de vue strictement technique, d’une erreur évidente (le film nous montre la fin d’un mouvement avant de nous en montrer le début) mais qui participe à définir le caractère insaisissable du personnage – comme s’il avait pris de court jusqu’au monteur du film.
À travers ce champ-contrechamp, la mise en scène donne à voir de manière éclatante le conflit interne de Will. Un sentiment s’accompagnant, pour le spectateur, d’une difficulté à distinguer visuellement le prisonnier de l’homme libre, résultat de l’omniprésence des barreaux dans l’image. En plus de brouiller la frontière qui sépare les personnages, les lignes formées par les barreaux « lacérant » le corps de Will peuvent aussi être interprétées, sous un angle émotionnel, comme la métaphore des cicatrices laissées par les sévices de Lecktor. Michael Mann suggère ainsi le retour imminent d’un traumatisme refoulé, qui mènera peu à peu son héros vers un point de rupture.
Ce dernier survient lorsque Lecktor fait dériver la conversation vers l’intimité de son interlocuteur. Sans crier gare, le personnage se lève pour quitter la pièce, suivi par un panoramique vertical (3d). Le choix d’un tel mouvement d’appareil permet de souligner le caractère inattendu de son départ, autant que sa détermination. Will semble alors s’être libéré de l’emprise de son tortionnaire.

Mais le plan suivant vient contredire spectaculairement ce semblant d’émancipation. Soit un plan large de Will, stoppant sa course devant la porte, filmé en contre-plongée (4a). L’inclinaison de la caméra fait écho au tout premier plan de la scène, puisqu’elle en constitue l’inversion.

Le profiler apparaît maintenant comme écrasé par le décor. N’ayant pas d’autre choix que de poursuivre l’entretien, Will retourne s’asseoir, accompagné par un travelling vertical – obtenu via l’utilisation d’une colonne hydraulique, qui permet de conserver la même inclinaison de caméra au cours du mouvement (4b).

Survient alors une autre valeur large, où la caméra est cette fois placée du côté de Will, au niveau du sol, en légère contre-plongée (5a). L’axe de prise de vue fait cette fois disparaître complètement la porte de la cellule.

La mise en place de ce plan traduit subtilement la perversité sous-jacente à la discussion. En effet, si Will surplombe nettement son adversaire, suggérant de sa part un semblant de contrôle sur la situation, le voilà contraint d’exister à la limite du hors-champ, sur la bordure gauche du cadre – là où le « territoire » de Lecktor en occupe les deux tiers. De plus, la ligne formée par la jonction entre le mur et le sol, à l’arrière-plan, matérialise la domination insidieuse que le tueur exerce : en contrariant l’axe des regards, elle force le nôtre à se diriger plus facilement vers l’antagoniste. Un effet obtenu en « débullant » le plan – c’est-à-dire en inclinant la caméra de façon à briser le parallélisme entre la ligne d’horizon et la bordure inférieure du cadre.
À compter de ce plan, la séquence va prendre une nouvelle tournure. Répondant à l’appel de Will, le gardien pénètre dans la pièce (5b) pour transmettre le dossier de l’enquête à Lecktor.

On remarque que la tête du gardien, du fait de sa position surélevée et équidistante des deux autres, constitue un point de fuite central qui accroche notre regard. Un travail méticuleux combinant le talent de composition et de direction d’acteurs de Mann.
Le plan suivant rend encore plus évidente l’impuissance de Will. Soit une nouvelle contre-plongée, qui nous ramène de l’autre côté des barreaux (6). L’axe de la caméra renvoie à la position assise de Lecktor, et relègue le visage du profiler dans le coin inférieur gauche de l’image, à tel point qu’un œil non-avisé pourrait presque ne pas le remarquer.

Lecktor, en revanche, bénéficie d’un traitement nettement plus favorable : au plan suivant, le tueur apparaît de nouveau cadré à hauteur de poitrine (7). Néanmoins, l’utilisation d’une focale beaucoup plus longue que précédemment évacue une grande partie du décor et accroît la densité du flou autour des barreaux.

La frontière qui sépare le tueur du policier n’en apparaît que plus poreuse (tant sur le plan physique que psychique). L’axe de la caméra dissimule délibérément l’œil gauche de Lecktor, rendant plus difficile la lecture de ses émotions.
Mann revient ensuite une dernière fois au plan large débullé, lorsque Lecktor se lève pour prendre le dossier (5c). La ligne droite que forme désormais l’axe des regards achève de traduire l’influence grandissante du tueur.

Avec ce court enchaînement de plans, aux axes et valeurs variés mais de prime abord plus anecdotiques que les autres, la mise en scène maintient le regard du spectateur en éveil et donne une ampleur supplémentaire aux gestes du gardien. Le transfert du dossier, action d’apparence sommaire, s’avérera par la suite d’une importance cruciale. En offrant à Lecktor la liberté de consulter le compte-rendu de son enquête, Graham lui permet de comprendre son raisonnement, et lui offre ainsi un nouvel angle d’attaque pour atteindre sa psyché.
Les trois plans suivants constituent une sorte de décrochage narratif, caractéristique du cinéma de Michael Mann. La mise en scène va temporairement perdre de vue le déroulé pragmatique de l’intrigue, au profit d’une parenthèse contemplative. Un gimmick qui permet au cinéaste de rendre compte de l’état d’esprit de son personnage (mélancolie, solitude, mal-être…).
L’auteur revient d’abord sur le plan-poitrine de Will (8), qui paraît soudainement absent, le regard pointant vers le coin inférieur droit du cadre. Son visage disparaît alors dans un fondu enchaîné, une rupture de style qui teinte la mise en scène d’un onirisme inattendu (9a).


S’ensuivent deux panoramiques gauche-droite strictement identiques, eux aussi liés par un fondu enchaîné. Le premier dévoile la propreté clinique de l’évier de la cellule (9b), le second la bibliothèque personnelle du psychopathe (10a). En deux plans, le réalisateur approfondit la caractérisation de Lecktor, soulignant sa dimension maniaque et l’ampleur de ses connaissances intellectuelles.


Une série de mouvements qui s’achève de manière curieuse : alors que la bibliothèque est progressivement évacuée du cadre, le panoramique se poursuit jusqu’à ne plus filmer que le mur de carrelage blanc (10b). Bien que celui-ci soit plus proche de l’objectif que la bibliothèque, le cinéaste choisit délibérément de conserver la même distance focale. En résulte une image complètement floue et surprenamment abstraite.

C’est la voix de Lecktor brisant le silence qui nous ramène subitement à la réalité, amorçant un gros plan du visage de Will, le regard désormais axé vers la gauche (11). Le spectateur en déduit, a posteriori, la nature subjective des deux panoramiques précédents – le fondu séparant les plans 8 et 9 nous fait intégrer le point de vue de Will, dont le regard balaye la pièce.

La succession de fondus a rendu impossible la perception du temps, le cadre s’est resserré et la longue focale accroît le flou qui entoure les barreaux (comme au plan 7). Avec une subtilité remarquable, le cinéaste nous informe de l’instabilité grandissante de Will, dont l’esprit a momentanément dérivé, adoptant malgré lui la focalisation de Lecktor.
Fort de cette évolution, le retour au champ-contrechamp s’apparente plus que jamais à un dangereux jeu de miroirs. En premier lieu, par le biais d’un autre gros plan de Lecktor en longue focale (12), puis un retour à la valeur poitrine déjà exploitée précédemment, consécutivement sur le policier et le criminel (13a – 14).



Survient alors une deuxième et dernière rupture, lorsque Lecktor change une nouvelle fois de sujet, dans le but de mettre à jour le lien malsain qui l’unit à Graham. Will se lève une nouvelle fois précipitamment (13b).

Il faut ici relever la fixité de la caméra : celle-ci n’accompagne pas le mouvement du personnage (à la différence du plan 3d) et le laisse quitter le champ par le haut du cadre. Ce choix de filmage met en exergue l’effort que le policier doit accomplir pour s’extirper à la fois du plan et de l’emprise de Lecktor.
La fuite de Will s’accompagne d’un enchaînement de trois plans qui crée un sursaut dans le montage, traduisant la perte de self-control du personnage. D’abord, un retour bref à la contre-plongée qui ouvrait la séquence, où Will disparaît partiellement derrière l’imposante serrure des barreaux (15).

S’ensuit un nouveau plan poitrine, où le héros est maintenant filmé de face, à travers la vitre de la porte (16a). En plus de différer radicalement du plan précédent, cette valeur constitue une rupture nette dans le découpage puisque la caméra adopte, pour la toute première fois, un point de vue extérieur à la pièce.

Le spectateur se trouve temporairement mis à distance du personnage, qui apparaît plus seul et à l’étroit que jamais, écrasé par les rebords de la vitre. Notez comme ses motifs quadrillés « découpent » le visage de Will, renvoyant, comme les barreaux précédemment, aux cicatrices laissées par Lecktor.
Enfin, un troisième et dernier plan nous ramène à l’intérieur de la cellule. On y voit Will tambouriner contre la porte, tandis que le tueur l’observe, toujours assis sur son lit (17a). Une fois de plus, l’usage de la plongée contribue à écraser le personnage.

Finalement, le gardien vient ouvrir la porte et laisse Will quitter enfin la pièce (16b). Afin de conclure cette première moitié de séquence, Michael Mann revient une dernière fois dans la cellule, où Lecktor est désormais seul (17b).


Il faut ici relever deux légers panoramiques, réunis par le montage à la jonction des deux plans : un premier (haut-bas à la fin du plan 16) qui nous ramène vers Lecktor puis un second (gauche-droite au début du plan 17) qui accompagne le claquement de la porte, hors-champ. En plus de rendre la coupe pratiquement indiscernable, ils injectent dans la mise en scène une énergie similaire à celle de Will et accentuent l’impact de sa sortie fracassante. Un vrai travail d’orfèvre.
La rupture du huis-clos marque le début du deuxième et dernier acte de la scène, soit la fuite paniquée du profiler dans les couloirs de la prison. Une course effrénée qui prolonge les thématiques de l’acte précédent, dans sa représentation de la nature ambiguë du personnage, qui se comporte comme un détenu en pleine évasion. Elle peut aussi et surtout être lue comme la métaphore de son cheminement psychologique – à chaque fois qu’il se laisse sombrer dans l’esprit d’un tueur, Will doit lutter pour « remonter à la surface ».
C’est une nouvelle ouverture de porte qui marque le début de la course : Will émerge d’un couloir en plan mi-cuisse et avance d’un pas pressé vers la caméra (18a). Celle-ci l’accompagne en travelling arrière, conservant toujours la même valeur de cadre et la même profondeur de champ (18b).


L’arrivée du travelling rompt définitivement avec le dispositif précédent et permet au spectateur d’épouser le mouvement physique et émotionnel du personnage. Une proximité accentuée par l’usage de la steadicam – un harnais mécanique qui supprime les mouvements du cadreur pour émuler la stabilité naturelle de l’œil humain. Le réalisateur s’en servira pour tous les travellings à venir.
L’immersion du spectateur augmente encore d’un cran lorsque Mann raccorde vers un plan subjectif de Will, cette fois en travelling avant, dans un axe logiquement opposé au plan précédent (19).

Pas de sortie à l’horizon : l’architecture sinueuse du décor, sur laquelle la mise en scène va particulièrement insister, contraint l’élan du personnage et retarde son retour à la liberté. La caméra de Mann fait ensuite à nouveau demi-tour pour revenir vers Will, cette fois en plan taille, et toujours en travelling arrière (20). Le resserrement du cadre accompagne la montée en tension du personnage tandis qu’il s’engage dans un couloir circulaire.

Arrive alors un plan particulièrement détonnant, en cela qu’il contredit, par sa fixité, le mouvement initié jusqu’alors. Dans une valeur très large, Michael Mann filme l’intégralité de la rampe en colimaçon sur laquelle Will court à perdre haleine, passant tour-à-tour devant et derrière d’imposantes colonnes de béton (21a, b, c).



Une nouvelle fois mis à distance du spectateur, Will apparaît comme ridiculement petit face à l’immensité du décor, toujours d’un blanc immaculé (comme si l’aura de Lecktor contaminait tout l’espace). On y retrouve d’ailleurs la même opposition chromatique entre le costume de Will et la couleur de l’environnement, traduisant le conflit inhérent à son rapport au monde. La durée excessive du plan souligne l’effort considérable que le personnage accomplit pour s’extirper de cet enfer clinique.
C’est encore plus éclatant avec le raccord dans l’axe qui survient juste après. Will est maintenant filmé en pied, accompagné dans sa course par une série de panoramiques latéraux (22a, b, c, d, e).





Les trouées dans les colonnes créent un effet de volet qui fait régulièrement disparaître Will du champ, accentuant le dynamisme du plan. Le resserrement du cadre et le retour du mouvement nous rapprochent de l’état d’esprit du personnage.
Lorsque Will arrive à mi-chemin de la dernière partie de la rampe, Mann raccorde à nouveau vers une vue subjective, qu’il ne quittera plus jusqu’à la sortie du bâtiment. La caméra filme d’abord un premier gardien (23a) puis bifurque énergiquement vers la droite (23b) pour bientôt croiser le chemin d’autres gardiens circonspects (23c).



La focalisation subjective, la présence envahissante des gardiens qui convergent vers la caméra et la rapidité du mouvement se conjuguent pour rendre un tel dispositif particulièrement anxiogène pour le spectateur.
La panique du personnage est de plus en plus palpable, jusqu’à contaminer le montage, qui devient soudainement plus chaotique. Alors que la caméra, une fois passée les gardiens, effectue un panoramique gauche-droite (23d), Michael Mann raccorde vers un autre travelling avant, fonçant droit vers la porte de sortie du bâtiment (24a).


Une coupe particulièrement violente pour le spectateur puisqu’elle interrompt le panoramique avant la fin et contient en prime une ellipse très nette – la caméra semble s’être téléportée de quelques mètres. Surtout, lorsque la caméra franchit la porte (24b), le travelling est à son tour interrompu en plein mouvement par un autre, quasiment identique (25).


Une nouvelle fois, le cinéaste commet une faute de montage délibérée. L’ouverture de porte se répète deux fois et la variation d’axe rend la coupe très abrupte afin de signifier, par le seul prisme de la mise en scène, l’urgence de la séquence et l’instabilité psychique du personnage.
Will atteint finalement son objectif en quittant la prison. Une victoire que la mise en scène va nettement minimiser, en choisissant pour figurer la fin de la course un plan large, en courte focale, parfaitement aligné avec la passerelle menant au bâtiment (26a).

Outre la composition splendide du plan (le pont forme une large ligne de fuite, en plein centre du cadre, et guide notre regard vers Will, dont les vêtements sombres se détachent encore une fois du reste du décor), il faut relever l’usage de la courte focale qui accroît la distance et la grandeur de la prison. Will a beau s’en être échappé, il reste largement dominé par le décor.
Exténué, le personnage finit par s’effondrer contre la balustrade, au centre de la passerelle (26b). Un ultime élan réduit à un seul plan afin de souligner à nouveau la lenteur et la pénibilité de la course, dans une optique similaire à celle des plans 21 et 22.

La caméra récupère ensuite Will en plan taille (27a). Le resserrement du cadre nous permet de lire plus précisément ses émotions. Notez comme le mur à l’arrière-plan enferme encore et toujours le personnage en bouchant la profondeur.

Le contrechamp qui lui succède est peut-être l’un des plus retors du long-métrage. Michael Mann filme en longue focale la grande étendue d’herbe qui borde la prison, totalement floue (28a).

De prime abord, le plan semble avoir pour seule fonction de rendre compte de ce que voit le personnage (l’absence de mise au point traduit sa perte partielle de conscience). Mais considéré à l’aune du long-métrage dans son intégralité, le plan se voit augmenté d’un autre niveau de lecture, à la fois poétique et glaçant. Dans Manhunter, la couleur verte est systématiquement associée à Francis Dollarhyde, le tueur que Will pourchasse, évocation symbolique de sa nature monstrueuse et cruelle. En confrontant son personnage principal à un aplat de couleur verte, à la nature abstraite et difficile à définir, Michael Mann jette le trouble sur l’état d’esprit de Will : peut-être est-il sur le point de sombrer dans la même folie que Dollarhyde ? Un rapprochement que le spectateur ne pourra comprendre qu’a posteriori.
Will finit malgré tout par reprendre son souffle (27b) et lorsque le contrechamp revient, le retour à la netteté met en évidence la banalité du sujet, désormais débarrassé de son caractère mystérieux (28b).


L’ultime valeur de la séquence récupère Will en plan épaules fixe, à nouveau en focale longue (29). La place qu’occupe la prison dans l’image et son traitement (noyée dans un flou très dense) contribuent à la mettre à distance de lui, tout en conservant une tonalité angoissante : le héros a momentanément repris le contrôle sur son traumatisme, mais demeure englobé par ce dernier.

De toutes les confrontations mémorables filmées par Michael Mann, celle-ci est peut-être la plus essentielle, en cela qu’elle pose avec limpidité la première pierre d’un discours qui constituera l’épicentre thématique et émotionnel de sa filmographie. Le héros mannien évolue toujours à contretemps du monde qui l’entoure, condamné à la solitude par un professionnalisme maniaque, incompris de tous sauf de celui qu’il doit ironiquement détruire. Un archétype passionnant dont Will Graham est, sans l’ombre d’un doute, l’une des représentations les plus bouleversantes.
Sorti en 1986, réalisé par Michael Mann, avec William Petersen, Dennis Farina, Brian Cox, Tom Noonan
Note
1Extrait tiré de la note d’intention de son projet d’ouvrage, Pour une théorie esthétique générale de l’art cinématographique.