Catégories
chroniques hurlantes une

Chromatic – Reflets dans un œil d’or (John Huston, 1967)

« L’esprit est tel une tapisserie richement tissée dont les couleurs dérivent de l’expérience des sens, et dont le motif serait tiré des circonvolutions de l’esprit. »

Carson McCullers, Reflets dans un œil d’or

Avec Chromatic, Le Grand Oculaire vous propose de plonger dans les méandres colorés des plus grands chefs-d’œuvre du septième art, afin d’en saisir toute la maestria technique, esthétique et émotionnelle. Pour inaugurer cette chronique de façon éclatante, nous avons choisi de revenir sur Reflets dans un œil d’or, splendide monochrome ambré réalisé par John Huston, avec Liz Taylor, Marlon Brando et Robert Forster.

Southern Gothic

Paru en 1941, Reflets dans un œil d’or est le second roman de l’américaine Carson McCullers, représentante incontournable du courant littéraire « Southern Gothic ». Autrice de la solitude, de l’isolement et de la névrose sexuelle, elle s’attache à mettre en scène l’impossibilité des personnages à exprimer leurs sentiments, dissimulant leurs pulsions derrière le voile ténu de la tradition et du raffinement de la haute société du Sud. Ce cadre constitue d’ailleurs un enjeu essentiel de son œuvre, aussi bien d’un point de vue historique, culturel, que géographique. En tant que femme née et élevée en Georgie, McCullers a en effet été marquée par l’injustice et la violence de sa région natale à l’égard de sa condition, mais aussi à l’égard de celle des homosexuel(le)s et des noir(e)s.

Son appartenance au « Southern Gothic » prend dès lors tout son sens, à l’aube de sa filiation avec le genre « gothique » lui-même. Ce dernier se caractérise en effet par une correspondance symbolique entre les émotions des personnages – souvent de jeunes femmes – et leur environnement (un château, une forêt, etc.). Mais là où le roman gothique incarne parfois les peurs et les désirs des protagonistes au travers du fantastique pur, le « Southern Gothic » s’astreint plus volontiers à une forme de réalisme magique, teinté de macabre et de folklore local.

En ce sens, Reflets dans un œil d’or a tout du roman « Southern Gothic ». L’histoire se passe en effet en Géorgie, dans un fort militaire dont l’isolement rappelle celui des châteaux gothiques. Le soldat Ellgee Williams, jeune recrue énigmatique et peu bavarde, est employé dans des travaux de maison par le capitaine Penderton et sa femme Leonora. Le soir, il profite de l’obscurité pour espionner ce couple en apparence sans histoires, mais constate petit à petit que l’affaire est plus compliquée que cela. En effet, son supérieur est un homosexuel refoulé, et sa femme une nymphomane le trompant avec leur voisin, le major Morris Langdon, dont la compagne est elle-même tombée en dépression après avoir perdu son bébé en couche. Emprunt de désir pour Leonora, Williams ne sait pas que le capitaine Penderton est amoureux de lui. Lorsque ce dernier découvre les sentiments qu’éprouve soldat pour sa femme, il devient secrètement jaloux de lui…

L’incipit du roman, redoutable, résume non sans une certaine ironie tout le dessein de McCullers : « Une garnison en temps de paix est un lieu monotone ». En effet, à partir du moment où ces personnages ne s’affairent plus à la chose militaire, ils sont obligés de se confronter à ce qui sommeille en eux, et d’assouvir leurs pulsions par d’autres voies que la guerre. La monotonie devient alors un moment de révélation à soi et surtout, de surgissement incontrôlable du désir.

Obsession

John Huston rencontre Carson McCullers pendant la guerre. Atteinte physiquement par ses problèmes de santé, elle lui serre la main en tremblant, mais le cinéaste perçoit derrière cette apparente fragilité une force de caractère qui le séduit immédiatement. Vingt ans plus tard, il se met d’accord avec Ray Stark, producteur de La Nuit de l’Iguane, pour que l’adaptation de Reflets dans un œil d’or soit leur seconde collaboration.

Le caractère obsessionnel des protagonistes du roman est sans doute ce qui a le plus séduit Huston. Son cinéma est en effet peuplé de personnages obnubilés par l’envie de se sentir plus grands qu’eux-mêmes, au point d’en perdre la raison lorsque l’absurdité de leur quête finit par les rattraper. Il n’y a qu’à voir la façon dont Huston salit Humphrey Bogart dans Le Trésor de la Sierra Madre, contrepoint fascinant à sa sublimation dans le Casablanca de Michael Curtiz, sorti six ans plus tôt. Pensons aussi au tempérament autodestructeur de Toulouse-Lautrec dans Moulin Rouge, à l’hubris démesurée du capitaine Achab dans Moby Dick, ou bien encore aux sursauts d’orgueil pathétiques de Gay Langland dans Les Désaxés. Tous ont en commun de ne pas supporter ce qu’ils sont, mais souffre également de ne pas être ce qu’ils veulent. 

Face à cette contradiction, le cinéaste les met à nu dans toute leur impuissance, et parfois dans toute leur monstruosité. Il ne fait aucune doute que Huston lui-même, notoirement connu pour son tempérament aventureux, a projeté une partie de lui-même dans chacun de ces personnages. Cette idée sera confirmée par Clint Eastwood et son interprétation du cinéaste dans Chasseur blanc, cœur noir, adapté d’un roman de Peter Viertel, co-scénariste de L’Odyssée de l’African Queen. Celui-ci y raconte l’histoire rocambolesque de ce film tourné en Afrique centrale, dont Huston a régulièrement déserté le plateau car obsédé à l’idée de tuer un éléphant dans la savane.

Les années 60 marquent néanmoins un tournant dans la carrière du cinéaste, certains de ses films lorgnant plus explicitement vers ce que Pierre Berthomieu appelle des « expériences de mythes intérieurs »1. Que ce soit dans le genre du film épique ou celui du « film de chambre », Huston tend toujours a raconter ses histoires sous la forme d’une exploration, géographique et/ou psychique. La mélancolie morbide et intimiste des Désaxés, sorti en 1961, pave ainsi la voie à Freud, passions secrètes, sorti l’année suivante. Co-écrit par Huston, Jean-Paul Sartre, Charles Kaufman et Wolfgang Reinhardt, ce biopic en noir et blanc constitue lui-même un prélude essentiel à Reflets dans un œil d’or.

Obsédé à l’idée de trouver des modes de narration en accord avec le sujet de ses films, le cinéaste a profité de l’essence psychanalytique de son Freud pour proposer un régime de mise en scène fondé sur le déchiffrement de symboles. Pour reprendre Pierre Berthomieu, Huston « habitue inconsciemment le regard du spectateur à ressentir et à voir les données du réel, les objets, les arrière-plans ou les gestes comme des éléments potentiellement porteurs de significations. […] Huston active le réflexe cognitif du spectateur, […] et le film en devient une enquête sur la manière dont toute forme quotidiennement définie porte la trace d’une relation primaire plus mystérieuse »2 (Le temps des voyants, p. 238).

Signifier au spectateur la béance entre ce qui apparaît et ce qui est, exprimer par l’image les pulsions primaires contenues par le règne des apparences : voilà deux objectifs que va se fixer Huston pour son adaptation de Reflets dans un œil d’or.

Miroir opaque

Marqué par l’apparition de films plus « cérébraux », le cinéma américain des années 60 va remettre en question l’usage de la couleur, perçu comme une barrière entre le spectateur et la psyché des personnages : « De Kazan à Lumet, la plupart veulent éviter la séduction du Technicolor, qui “fait cinéma” et qui, surtout, utilise le médium de façon picturale, à laquelle ils préfèrent la veine photoréaliste. Pour certains, la nature stylisée des couleurs post-Technicolor reste acceptable, pour d’autres elle crée une expérience incompatible avec les ambitions des films »3.

Au moment de Reflets, John Huston a déjà tourné 27 films, dont 11 en couleur. Bien conscient du choix binaire qui s’impose à lui – soit un film spectaculaire en couleur, soit un film psychologique en noir et blanc -, le cinéaste, enclin à l’expérimentation, se donne pour objectif de créer les conditions d’une troisième voie. Il s’en explique dans l’American Cinematographer de décembre 1967 : « La couleur que l’on peut voir  dans la nature est très différente de celle que l’on peut voir sur un écran de cinéma. Quand vous vous asseyez dans une salle sombre, vous êtes tellement focalisé sur l’écran que les images paraissent plus saturées en couleur que dans la réalité. Ces effets sont intensifiés de manière artificielle, et conviennent bien aux films extravagants et spectaculaires. Mais lorsqu’on fait face à un matériau plus psychologique, ils constituent une barrière entre le spectateur et l’esprit dans lequel il essaie de se plonger. Jusqu’à présent, le réalisateur n’avait qu’un seul choix possible : l’usage du noir et blanc. C’est comme si les peintres étaient contraints de choisir entre l’usage du pigment pur et celui de l’encre de Chine. Avec Reflets dans un œil d’or, cette binarité n’est plus de mise »4.

Très vite, Huston comprend que pour incarner à l’image les soubassements névrosés de cette micro-société militaire, il se doit de la montrer au travers d’un « miroir opaque » (« through a glass darkly »5). L’expression renvoie à une imagerie de conte de fée – le miroir de la reine dans Blanche-Neige -, et ce n’est pas un hasard. 

Le cinéaste tend en effet à présenter dans son film plusieurs équivalents des figures essentielles du conte. Comme nous l’avons vu, la base militaire, filmée dans ses intérieurs étouffants, devient un château gothique. La forêt qui l’entoure, lieu de révélation incontournable pour les personnages de contes et de légendes, devient littéralement un lieu de dénuement des protagonistes – c’est là que Leonora couche avec son amant, qu’Ellgee Williams chevauche nu un étalon de l’écurie militaire, et que Penderton est confronté à sa propre homosexualité. Enfin, impossible de ne pas penser au conte de fée lorsque surgit sur l’écran la phrase d’introduction du film, écho évident à l’incontournable « Il était une fois » : « Il y a un fort dans le Sud où, voici quelques années, un meurtre fut commis ».

Néanmoins, le dispositif en « miroir opaque » voulu par Huston ne s’en tient pas à ces seuls motifs : il doit s’incarner dans la texture même de l’image. Lui vient alors l’idée de la désaturation chromatique, consistant ici à réduire les couleurs du film à un quasi-monochrome ambré. Pour le concrétiser, le cinéaste va devoir demander de l’aide auprès d’un de ses plus talentueux collaborateurs.

« Ossie »

Nous sommes à la fin de l’année 1966. Le tournage de Reflets dans un œil d’or vient de commencer en Italie, et Aldo Tonti – collaborateur de King Vidor sur Guerre et Paix, de Roberto Rossellini sur Europe 51, ou encore de Luchino Visconti sur Les Amants diaboliques – en est le chef opérateur. Au même moment, dans son Angleterre natale, le directeur de la photographie Oswald Morris reçoit un appel de Doc Erickson, producteur du film de Huston. Ce dernier va droit au but : le tournage se passe très mal, Huston et Tonti n’arrivant pas à s’entendre sur la lumière. Morris accepterait-il de venir en urgence à Rome afin de « débloquer » la situation (comprendre « remplacer Tonti ») ?

La première réaction d’« Ossie » a été la surprise. Cela faisait en effet huit ans que Huston et lui ne s’étaient pas adressé la parole, le cinéaste n’ayant pas accepté que son collaborateur incontournable refuse de faire Le Vent dans la plaine – finalement photographié par Franz Planer. Avant la brouille, les deux hommes avaient fait cinq films ensemble : Moulin Rouge, Plus fort que le diable, Moby Dick, Dieu seul le sait et Les Racines du ciel. Avec Moulin Rouge et Moby Dick, ils marqueront l’histoire de la couleur au travers d’époustouflantes expérimentations chromatiques – sur lesquelles nous reviendront sans doute un jour.

La décision est donc difficile à prendre : d’un côté, Morris souhaite aider le cinéaste qui l’a propulsé au rang des plus grands directeurs de la photographie du monde, de l’autre, il ne veut pas voler la place d’un artiste qu’il respecte. L’urgence aura néanmoins raison de ses doutes : Ossie accepte, et atterrit à Rome 48 heures après le fameux coup de fil.

Monochrome

Quand Oswald Morris arrive sur le plateau, il comprend immédiatement le litige entre Huston et Tonti, ce dernier s’étant obstiné à mettre en place un éclairage soigné, mais trop « conventionnel » par rapport aux attentes du cinéastes. Huston souhaitait en effet des teintes pastel très douces, de telle sorte à obtenir des valeurs de lumières suffisamment subtiles pour qu’elles puissent créer un nuancier de valeurs une fois « passées au monochrome ». C’est l’une des raisons pour lesquelles le film n’est pas tourné en Technicolor traditionnel, mais avec une pellicule mono pack Eastmancolor Negative. 

Faisons d’ailleurs un bref rappel technique : tourner un film en Technicolor trichrome (Technicolor au sens communément admis) nécessitait l’usage d’une imposante caméra qui, lorsqu’elle était actionnée, déroulait simultanément trois pellicules en noir et blanc, qui passaient chacune au travers d’un filtre de couleur spécifique – un rouge, un vert et un bleu. En étaient tirés trois négatifs, chacun sensible à l’une des trois couleurs précitées. De ces trois négatifs étaient tirés trois positifs, qui étaient ensuite trempés et teintés des trois couleurs primaires (cyan, magenta et jaune). En suivant le principe des couleurs complémentaires, la matrice rouge était ainsi teintée de cyan (l’anti-rouge), la bleue de jaune (anti-bleue), et la verte de magenta (anti-vert). Une fois ces trois « matrices » obtenues, elles étaient ensuite transférées (littéralement « additionnées ») sur une pellicule transparente, sur laquelle on ajoutait souvent une pellicule noir et blanc -« the key » – permettant d’accentuer les noirs.

Une autre particularité des caméras Technicolor était qu’elles nécessitaient une quantité astronomique de lumière en plateau, afin que les couleurs soient bien captées sur les différentes pellicules. Cette technique impliquait donc nécessairement une réduction des nuances d’éclairage. Cela ne veut pas dire que le chef opérateur ne pouvait pas jouer avec l’intensité des lampes directement sur le plateau ; le résultat (voir Moulin Rouge et Moby Dick) était simplement différent de ce que John Huston avait en tête pour Reflets dans un œil d’or.

Le Eastmancolor, apparu au cinéma au début des années 50, a rapidement constitué une alternative privilégiée au Technicolor. En effet, le Eastmancolor n’implique qu’un seul négatif (contre trois avec le Technicolor), qui superpose directement les trois couleurs complémentaires (jaune, magenta et cyan) sur une seule pellicule comprenant elle-même trois couches sensibles (une au rouge, une au bleu et une au vert). Avantages : les caméras pèsent moins lourd, et le procédé en lui-même permet de capter plus fidèlement les couleurs. Inconvénient : l’Eastmancolor ne permettait plus, en principe, de produire un étalonnage différent pour chaque couleur de base.

Le monochrome ambré voulu par Huston ne pouvait donc s’incarner dans une traditionnelle pellicule Technicolor teintée en or. Comme nous l’avons vu, son objectif était d’incarner dans l’image toutes les subtilités psychologiques des personnages visibles à l’écran. Il avait donc à cœur de capter les détails des visages, ainsi que les textures et les ombres de décors ouatés et anxiogènes. D’où son souhait d’un éclairage pastel très doux en plateau, d’une part pour capter les détails susmentionnés, et d’autre part, afin que tous les micro-changements de valeurs lumineuses surgissent de façon flamboyante une fois la désaturation dorée appliquée à la pellicule.

Oswald Morris effectue donc les changements de lumières adéquats sur le plateau, l’image perdant en contraste ce qu’elle gagnera en détails une fois arrivée en post-production. Tonti restera crédité en tant que directeur de la photographie, là où le nom de Morris n’apparaîtra pas au générique.

Une fois le tournage terminé (et sauvé), vient le moment délicat du traitement de la pellicule, effectué à Rome. F. George Gunn, directeur des ventes de Technicolor, explique alors l’enjeu posé par le film dans l’American Cinematographer : «  John Huston tenait vraiment à atténuer les couleurs du film. Ils nous a demandé de créer un effet de désaturation similaire à celui qu’il avait employé pour Moby Dick, mais le problème est que notre laboratoire n’est plus habitué à ce genre de processus. j’espère qu’on sera capable de sortir quelque chose »6.

La post-production durera six mois. Les techniciens de  Technicolor ne cessent de tester de nouvelles techniques, faisant ainsi grimper le budget du film. Finalement, ils ne voient pas d’autres moyens que d’essayer de recréer le principes des trois matrices de couleur du Technicolor à partir du négatif Eastman Color. Trois impressions sont ainsi réalisées, et pour chacune d’entre elles, deux matrices sont extraites – une en couleur, et une désaturée. L’enjeu est désormais de trouver le bon « dosage », d’abord pour le niveau de désaturation de l’image, ensuite pour la teinte de couleur qui lui sera appliquée. Tout ceci en répondant bien évidemment aux demandes spécifiques de Huston, comme la préservation du rose et du rouge dans le monochrome doré – d’où la nécessité de conserver toutes les matrices de couleur tirées du négatif originel en même temps que les matrices désaturées.

Cela suppose de nombreux essais, et à nouveau, des dépenses. Le directeur de recherche de Technicolor, le docteur Frank P. Brackett, précise toute la difficulté de l’expérience : « le problème avec la désaturation est le suivant : à partir du moment où l’on s’approche d’une image neutre, le moindre écart par rapport à elle […] saute immédiatement aux yeux, ce qui nous pousse à redoubler d’attention. Cela devient des plus difficiles d’obtenir exactement ce que le client avait en tête »7. Au porte-parole de Technicolor Italiana de conclure quelques mois plus tard : « Notre gros problème a été de rester fidèle au teint d’Elizabeth Taylor, de Marlon Brando et des autres acteurs du film. Ce fut une expérimentation très coûteuse, mais nous avons le sentiment que le résultat obtenu justifie amplement le coût engendré »8.

« Psychological Fantasy »

Le rendu final est effectivement époustouflant. Toutes les valeurs ont réussi à être conservées au sein du monochrome, et le rouge et le rose surgissent bel et bien dans le cadre. Du jamais vu à l’époque. Le porte-parole de Technicolor Italia emploie pour l’occasion une expression on ne peut plus adéquate afin de caractériser l’effet obtenu, parlant de « psychological fantasy ».

La sensation première procurée par le monochrome permet en effet de plonger le spectateur avec les fantasmes et pulsions intérieures des protagonistes. La teinte dorée impliquant à la fois le décor et les personnages, la correspondance entre ces derniers et leur environnement – propre au genre gothique – trouve ici une incarnation exemplaire. Le désir est diffus dans le cadre, hypnotisant le spectateur au travers d’une série de visions fantasmatiques : le reflet d’Elisabeth Taylor nue dans l’œil de Robert Forster (interprète du soldat L.G. Williams), l’apparition de ce dernier au beau milieu de la forêt en train de chevaucher nu un étalon blanc, le regard obsessionnel de Marlon Brando à son égard après qu’il l’ait aperçut dans les bois, etc.

Tous ces événements ont en commun de révéler par l’image et l’action ce qui est vécu par les personnages comme des bouleversements intérieurs. Cette correspondance a également été relevée par Pierre Berthomieu : « La stylisation du conte permet à Huston d’aborder des sujets tabous (homosexualité, nymphomanie, inceste), des moments comme le saisissement de l’oeil ou le mouvement perpétuel final créent une expérience directe, une sensation de rituels fétiches de conte (le dévoilement, l’événement-malédiction), vécus de l’intérieur comme des événements de la matière-film, qui métamorphosent ensuite le contenu dramatique des plans »9.

Outre la référence évidente au titre du film, le monochrome ambré fait également écho à une scène où Anacleto, l’assistant excentrique et « camp » d’Alison Langdon (jouée par Julie Harris), montre à cette dernière la peinture d’un paon, pourvu d’un œil doré. Les traits convulsés, il ajoute : « il s’y reflète quelque chose de ténu… et de grotesque ».

La réplique peut à elle seule résumer tout l’intérêt du monochrome doré : d’une part, l’incarnation visuelle de désirs ténus, et d’autre part, la révélation permanente du comportement grotesque des personnages qui les ressentent. Le jeu exacerbé de Zorro Davis, interprète d’Anacleto, en est l’exemple le plus manifeste, mais nous pouvons également évoquer le jeu maniéré et malaisant de Marlon Brando (un accent hors du temps, un visage faussement figé et une attitude coincée), ainsi que l’entrain et la voix volontairement nasillarde de Liz Taylor. 

Le voile des apparences se déchire également dans la texture même de l’image. En effet, l’apparition du rouge – couleur de l’énergie, de l’amour et du danger – dans le cadre nourrit une esthétique du surgissement pulsionnel que le film ne cesse de cultiver. Dès lors, sans que rien ne soit dit, le spectateur est amené à voir et à ressentir les désirs empêchés des personnages. La couleur permet ainsi d’incarner cette béance entre ce qui apparaît et ce qui est, agissant comme un agent de l’omniscience du spectateur, et non plus comme une barrière entre lui et les personnages. Ainsi s’opère dans son regard – comme dans celui de Robert Forster – un processus de dénuement, et donc de révélation d’autrui. 

L’une des conférences données par le personnage de Brando confirme d’ailleurs cette hypothèse. Le sujet porte sur la façon dont on peut reconnaître un chef. Le capitaine avance alors un certain nombre de critères tels que la mesure, le contrôle de soi, et l’honneur, qui sont autant de qualités dont il n’est pas pourvu, mais qu’il feint d’avoir, au prix d’une grande souffrance intérieure. Le jeu de Brando, et tout ce que le film a révélé du personnage jusqu’alors, démontre au spectateur qu’il n’est pas le chef qu’il décrit, mais qu’il n’a pas d’autre moyen que de jouer ce rôle afin de garder sa place dans cette étrange micro-société militaire.

Une virilité inatteignable…

En écho aux stupéfiantes scènes de chasse des Désaxés, Huston se plaît à confronter le personnage de Brando à sa propre masculinité, incarnée par la figure du cheval Firebird. Mauvais cavalier, le capitaine Penderton prend conscience de son impuissance en tombant au sol après une course effrénée, incapable qu’il est de dompter cet animal pourtant docile… lorsque sa femme le monte. S’en suit alors une scène de déchaînement de violence, où Brando frappe le cheval, avant que ce dernier ne soit calmé par le soldat L.G. Williams, sorti des bois en tenue d’Adam. Penderton, incapable de prononcer le moindre mot, le regarde partir avec le cheval, avant de rentrer chez lui, symboliquement émasculé.

Un moment de « réflexion »…

Cet effort didactique de la mise en scène (on parlerait aujourd’hui de « visual storytelling ») ne réussit pourtant pas à séduire les frères Warner, qui craignent à l’époque que le monochrome déplaise au public. La production commande donc en catastrophe  plusieurs tirages en Technicolor standard, au grand dam de Huston. Après plusieurs prières puis menaces, le cinéaste réussit néanmoins à obtenir cinquante copies ambrées, ainsi que la possibilité de les présenter, à l’essai, en exclusivité dans les plus grandes villes américaines

Malheureusement, la version Technicolor s’impose au bout d’une seule semaine. Huston raconta sa vision des choses dans son autobiographie, parue en France en 1982 : « Souvent on me dit : “J’ai vu Reflets dans sa version originale. Magnifique. Pourquoi diable a-t-on généralement présenté ce film en Technicolor ?” La raison est simple : le directeur commercial de Warner aimait les films de pirates de série B et pensait que plus il y avait de couleurs au mètre carré à l’écran, plus le film était réussi »10.

Encore aujourd’hui, la version Technicolor est celle qui est diffusée à la télévision, projetée dans des rétrospectives ou éditée en DVD/Blu-ray. Ce hiatus est sans doute la raison pour laquelle, encore aujourd’hui, Reflets dans un œil d’or n’est pas vraiment identifié pour son importance cruciale dans l’histoire de la couleur au cinéma. Il demeure pourtant, avec Moulin Rouge et Moby Dick, l’une des trois œuvres les plus expérimentales et avant-gardistes de son auteur.

Notes

1 Berthomieu (P.), Hollywood Moderne : le temps des voyants, Rouge Profond, février 2011, p. 236

2 Ibid., p. 238

3 Ibid., p. 304

4 American Cinematographer Magazine, « Reflections in a golden eye », Décembre 1967, p. 862-863 (traduction faite par mes soins)

5 Ibid., p. 864

6 Ibid., p. 862

7 Ibid., p. 865

8 Ibid., p. 864

9 Berthomieu (P.), Hollywood Moderne, op. cit., p. 237

10 Huston (J.), John Huston par John Huston, Pygmalion, janvier 1982, p. 317-318

Sources

  • American Cinematographer Magazine, « Reflections in a golden eye », Décembre 1967
  • Berthomieu (P.), Hollywood Moderne : le temps des voyants, Rouge Profond, février 2011
  • Huston (J.), John Huston par John Huston, Pygmalion, janvier 1982
  • La Grande Table Culture, « Carson McCullers, un cœur insoumis », 8 juin 2017, France Culture
  • Morris (O.), Huston, We Have a Problem : A Kaleidoscope of Filmmaking Memories, Scarecrow Press, avril 2006

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s