« Encore un combat, le meilleur que je ne connaîtrai jamais, vivre et mourir en ce jour, vivre et mourir en ce jour »
Le Territoire des Loups
Comme le suggèrent ces quatre vers, il existe deux forces à la fois contraires et complémentaires dans le cinéma de Joe Carnahan. Le titre original de son cinquième film, The Grey, suffit d’emblée à restituer cette ambivalence si chère au cinéaste, dont le style souvent turbulent s’accomode aussi d’une veine plus mélancolique.
Avec Le Territoire des Loups (ou The Grey donc), produit par les frères Ridley et Tony Scott, le réalisateur revient avant tout aux tourments existentiels de Narc, son deuxième long-métrage. Exit donc les acrobaties délirantes de Mi$e à Prix et L’Agence Tous Risques et place à une longue marche funeste !
Éveil à la spiritualité
Adapté de la nouvelle Ghost Walker écrite par Ian Mackenzie Jeffers, Le Territoire des Loups est un pur survival. Après le crash de l’avion qui devait les conduire à Anchorage, Ottway (Liam Neeson) et quelques survivants, tous employés d’une compagnie pétrolière, se retrouvent perdus aux confins de l’Alaska, à la merci du froid et des loups. De ce postulat de départ somme toute classique, rappelant peu ou prou celui du roman Le Vol du Phénix d’Elleston Trevor, Joe Carnahan développe une réflexion bien plus profonde sur la condition humaine.
Et à ce titre, quel meilleur vecteur que la Nature pour renvoyer l’Homme à sa fragile existence ? Le réalisateur l’a parfaitement compris et l’illustre dès l’ouverture du film avec un enchaînement de deux plans, le premier établissant la grandeur primitive de la montagne, et le second, la machinerie besogneuse de l’édifice pétrolier. Un rapport de force et d’échelle que Joe Carnahan n’aura de cesse de reconduire jusqu’à la fin, en réduisant notamment les personnages à de lointaines silhouettes au milieu des immensités sauvages.
Pour autant, une fois écrasés dans la toundra, les rescapés se libèrent de leur routine aliénante et redécouvrent pas à pas leur humanité, sous l’impulsion d’Ottway, outsider devenu leader. L’ironie est d’autant plus forte que le récit assigne à ce héros suicidaire – « J’avance comme le font les damnés, maudit », dit-il en voix-off au tout début – une mission quasi-religieuse : guider ses compagnons d’infortune vers la lumière et l’espoir. Allumer un feu revient alors à repousser les ténèbres, même un court instant.
De l’épreuve physique advient l’éveil spirituel, au sens où la souffrance abîme le corps mais élève l’âme. Un paradoxe qu’entretient habilement Joe Carnahan en adoptant une approche tour à tour brutale et élégiaque. Le poème qu’Ottway ressasse tout le long (cf. citation en préambule) l’encourage justement à mobiliser toutes ses forces dans la bataille, à (se) faire violence, pour accéder à une forme de paix intérieure. Et s’il perd foi en Dieu, comme le suggère le dernier acte du film, il retrouve foi en sa propre volonté, celle qui lui enjoint de vivre envers et contre tout.
Que la bête meure
Le véritable cauchemar commence donc au moment où les personnages se retrouvent aux prises avec une meute de loups féroces. La grande idée de Joe Carnahan est de représenter ces animaux non pas de façon réaliste, quand bien même son approche reste plausible, mais à l’aune de leurs attributs mythologiques. Un parti pris qui leur confère une aura quasi-surnaturelle et dont le réalisateur s’acquitte avec brio en signifiant leur présence par des associations purement métonymiques : des yeux luisants dans l’obscurité, des volutes de buées exhalées dans l’air ou des hurlements au loin.

Dans les cultures amérindiennes, il y avait une mystique particulièrement vivace autour des loups, à la fois symboles d’endurance, d’intelligence mais aussi, chez certaines tribus, porteurs de messages magiques qu’ils adressaient aux dieux en hurlant à la lune. Bien moins positives à leur égard, les croyances Vikings faisaient état de bêtes monstrueuses, mues par leur soif de destruction – exemplairement le loup géant Fenrir, fils de Loki, qui dévora Odin lors du « Ragnarök » (fin du monde prophétique).
Ce n’est donc pas un hasard si le loup demeure l’une des figures les plus aptes à traduire, en termes symboliques, la dualité de la nature humaine. La notion de lycanthropie, elle-même à l’origine du mythe du loup-garou, est née précisément du risque de régression de l’humanité vers l’animalité. Dans le film, et à l’instar d’un John McTiernan avec son magistral Predator (1987), l’homme doit faire face à un ennemi qui obéit aux mêmes instincts que lui et de fait, la proie peut à tout moment devenir le prédateur et vice-versa.
Qu’il emprunte aux mythes ou puise son inspiration dans l’imaginaire collectif, Joe Carnahan prend soin de créer ses propres « créatures de cinéma », auxquelles il donne vie grâce à une combinaison d’animatroniques, d’images de synthèse et de vrais loups dressés. Des artifices techniques hétérogènes qui appuient encore davantage le caractère fantasmatique, protéiforme, de la meute à l’écran.
Au fond, ce qui fait autorité, c’est le combat et son implication physique via le mouvement. À ce titre, dès que les personnages s’immobilisent, ils signent leur arrêt de mort. En revanche, dès qu’ils s’élancent, tout reste possible. C’est le sens du dernier plan du film : Ottway, immobile, regard caméra, attend le moment propice pour attaquer l’Alpha qui se dresse devant lui. Son regard se durcit alors et en une fraction de seconde, il court vers l’animal. À ce stade, qu’importe la victoire. Le personnage est prêt à l’ultime affrontement et accepte ainsi d’écrire sa propre légende, écoutant le conseil de sa défunte épouse, « N’aie pas peur ».
Sortie le 29 février 2012, réalisé par Joe Carnahan, avec Liam Neeson, Dallas Roberts, Frank Grillo, Dermot Mulroney.