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Exégèse – Nightmare Alley (Guillermo del Toro, 2022)

Quatre longues années après le succès public et critique de La Forme de l’eau, Guillermo del Toro réinvestit enfin le grand écran en tant que réalisateur avec Nightmare Alley, adaptation du roman éponyme de William Lindsay Gresham paru en 1947. Grand maître du cinéma fantastique contemporain, le cinéaste choisit pourtant ici de prendre à revers son public en investissant le genre plus terre à terre du film noir, sur lequel le livre de Gresham a d’ailleurs eu une influence considérable. Grand bien lui en a pris, tant Nightmare Alley s’impose comme l’un des volets les plus terrassants de sa filmographie, renouvelant avec brio les codes du genre en les faisant correspondre avec ses propres obsessions personnelles.

Noir

“ Pour moi, le film noir est une parabole très morale, […] qui dépend des décisions prises par les personnages afin de façonner leur destinée. Il y a très peu de cas dans le genre où l’on peut suivre un personnage ayant une possibilité de rédemption ”

Guillermo del Toro, Collider, 22 décembre 2021

La question du choix occupe une place centrale dans l’oeuvre de Guillermo del Toro. Échappant à la causalité narrative et à la logique linéaire – aujourd’hui dominantes à Hollywood -, la dramaturgie de ses films repose plutôt sur les choix et intuitions émotionnelles des personnages. De même, la plupart d’entre eux sont animés par une forme de quête existentielle. Jesús Gris, Blade, Hellboy, Ofelia, Mako, Edith ou bien encore Élisa : tous, au travers des choix qu’ils font, finissent par devenir (et comprendre) ce qu’ils sont vraiment, certains allant même jusqu’à transcender la frontière séparant la vie de la mort. 

C’est là l’un des principes narratifs des légendes et contes traditionnels, que le cinéaste identifie aussi comme l’une des caractéristiques essentielles du genre noir. Mentir, trahir un proche, cacher un corps, s’allier à la mauvaise personne ou commettre un meurtre : autant de choix auxquels détectives, pauvres ambitieux et autres femmes fatales sont très souvent confrontés, orientant ainsi leur destin vers une issue inévitablement tragique. Stanton Carlisle, le personnage principal de Nightmare Alley (splendidement interprété par Bradley Cooper), est à ce titre un prototype exemplaire du personnage de film noir, mais aussi une variation passionnante du héros « del Toresque ». 

Fuyant un passé douloureux, Stan tombe par hasard sur une foire itinérante et rejoint rapidement son équipe. Charismatique, il va s’attirer les bonnes grâces de la voyante Zeena (Toni Collette) et de son mari Pete (David Strathairn), un ancien télépathe ayant sombré dans l’alcool. Auprès d’eux, le jeune homme s’initie aux techniques de « mentalisme », avant de monter son propre numéro avec Molly (Rooney Mara), la « femme électrique ». Tous deux investissent rapidement la sphère de la haute société new-yorkaise des années 40, mais leur succès peine néanmoins à rassasier l’ego de Stan. Lorsqu’il fait la rencontre du docteur Lilith Ritter (Cate Blanchett), une mystérieuse psychiatre, il décide de s’allier à elle afin de réaliser le coup de sa vie : l’arnaque de l’un de ses patients, un homme endeuillé  aussi puissant que dangereux…

Bateleur

William Lindsay Graysham s’attèle à la rédaction de Nightmare Alley dès la fin des années 30, quelques temps après avoir été rapatrié d’Espagne en tant que volontaire des brigades internationales. En proie à plusieurs démons – notamment l’alcool – l’auteur s’implique corps et âme dans un processus d’auto-analyse, via l’étude de différentes disciplines qui auront un impact significatif sur l’écriture du roman. Il y a d’abord la psychanalyse jungienne, dont les concepts d’archétype et de synchronicité forment les soubassements évidents des techniques mentalistes employées par Stan. Il y a ensuite la découverte du tarot divinatoire, auquel Jung s’était intéressé à la fin de sa vie, et qui constitue un aspect essentiel d’une culture ésotérique à laquelle l’œuvre de del Toro est très étroitement liée.

Le tarot se compose notamment de vingt-deux arcanes majeurs, fruits de symboles et de compositions de couleur ayant un sens émotionnel relativement précis. Ses origines remontent à la Renaissance, certains occultistes postulant même que les arcanes majeurs seraient une représentation symbolique de la Table d’Emeraude, ce texte légendaire censé retranscrire les enseignements ésotériques d’Hermès Trismégiste. Ersatz hellénistique de Thot – dieu égyptien de l’écriture, du langage et de la magie -, il est la figure tutélaire de la philosophie hermétique, ainsi que le fondateur de l’alchimie.

Plusieurs visions du tarot ont été développées au fil du temps, certains y voyant un outil d’introspection personnelle doublé d’un emblème du libre-arbitre, là où d’autres y voient une proposition de chemin initiatique du sujet vers la connaissance de soi. Selon l’usage, on peut identifier l’arcane 0 – appelée le Mat, ou le Fou -, comme la première et/ou la dernière étape de cette initiation. D’un point de vue symbolique, il est synonyme de nouveau commencement, ou de la fin de quelque chose dans la vie actuelle du sujet. À une échelle plus ésotérique, l’arcane 0 est avant tout celui se trouvant hors du jeu du tarot. Le fou, c’est ainsi le profane, ou le non initié au langage magique.

Le Mat dans le tarot de Marseille (à gauche), Le Fou dans le tarot d’Arthur Waite (à droite). Il marche vers l’inconnu (à droite, le sol se régénère à mesure qu’il avance) et porte le sac de l’expérience passée sur son dos. Il est accompagnée d’un chien, symbole de son instinct animal.

Après lui vient l’arcane I : le Bateleur, ou le Magicien. Il reflète l’intelligence de ceux qui savent communiquer, dirigeant habilement l’attention de leur entourage ainsi que les résultats de leur démonstration de « magie ». Cette carte est aussi et surtout celle qui ouvre au sujet les portes du langage occulte. Dès lors, les arcanes II à XXI constituent quant à elles le chemin vers la pleine maîtrise de ce langage, que l’on pourrait interpréter, dans la perspective de Jung, comme une représentation symbolique du processus d’individuation (la coïncidence avec soi-même, au travers de la réunion de la conscience et de l’inconscient). La dernière carte du jeu – Le Monde – est ainsi la représentation de l’accomplissement, de l’achèvement et de l’illumination du sujet dans l’instant présent.

Le Bateleur dans le tarot de Marseille (à gauche), Le Magicien dans le tarot d’Arthur Waite (à droite). Dans la version de Waite, le Magicien possède les quatre suites du tarot sur sa table (la Coupe, l’Épée, le Baton et le Denier, composant l’ensemble des arcanes mineurs), nous rappelant que tout ce dont nous avons besoin se trouve toujours devant nous. Les fleurs investissant les bords de la carte expriment quant à elles l’idée que quelque chose s’est épanoui dans le monde matériel. Le magicien impose sa figure triomphante en hissant une lumière au-dessus de lui.

Chaque chapitre de Nightmare Alley correspond à un arcane majeur du tarot, mais seuls les deux premiers suivent l’ordre chronologique du jeu (le premier chapitre = arcane 0, le second = arcane I). Autrement dit, le roman place son personnage sous le signe de l’initiation au langage. Dans le film, cela se matérialise par le fait que Stan ne parle pas (littéralement « hors du langage »), jusqu’à sa rencontre avec un « geek » arracheur de tête de poulet, ayant complètement perdu la raison (un « fou »).

Del Toro a tenu à ce que la première réplique prononcée par Stan soit placée à un moment crucial, contenant en lui tout le devenir du personnage. De fait, il n’ouvre la bouche qu’une fois passée dans celle du Diable, entrée pour le moins pittoresque d’une attraction type maison hantée surnommée « House of Damnation ». La première pièce, sombre et remplie de miroirs déformants, est un rite de passage avant la confrontation de Stan avec son véritable reflet : le « geek » lui-même. Il partage d’abord son mutisme, lui accorde ensuite sa première réplique, et reprendra littéralement sa fonction à la toute fin du film. À l’image de l’Arcane 0, le « geek » constitue à la fois le point de départ et le point d’arrivée du parcours (contre-)initiatique du personnage principal. D’ailleurs, la terminologie espagnole de mot « tarot » est « rota », qui peut vouloir dire « roue » ou « cycle », en référence au fait que le dernier arcane majeur (Le Monde, arcane XXI) possède en lui les conditions de naissance de l’arcane 0, synonyme de recommencement éternel d’un nouveau cycle d’accomplissement (voir les descriptions ci-dessous).

L’un des attributs du Fou est la plume rouge qui orne son chapeau. Du fait de sa réapparition sur les cartes de La Mort et du Soleil, ce symbole est associé à la renaissance potentielle du sujet.
La danseuse du monde est entourée d’une couronne, suggérant la victoire. Néanmoins, le fait qu’elle soit nouée par deux rubans rouges (échos à la plume rouge du Fou) la place également comme le canal de naissance par lequel le Fou pourra renaître.
La Mort marche à côté du cadavre d’un roi (symbole des anciens systèmes d’ordre), et se voit saluée par une petite fille curieuse, qui est la seule à ne pas la craindre (elle est dénuée du moindre présupposé). La plume rouge ornant son casque la lie au Fou, et donc à une forme de renaissance.
L’enfant représenté sur la carte du Soleil est le Fou qui renaît (sa tête est également ornée d’une plume rouge), désormais pourvu d’une compréhension nouvelle du monde. Le mur derrière lui est une barrière qui vient d’être franchie dans son parcours de vie.

Après cette première rencontre, Stan deviendra pour un temps un bateleur de génie, notamment grâce au livre que lui a légué malgré lui le vieux Pete. À l’intérieur, se trouve un code extrêmement précis de typologie psychologique, qui suit un certain nombre de critères physiques, langagiers et gestuels. Le but : dominer l’individu que l’on embobine en identifiant sa plus grande crainte le plus rapidement possible. Pete résume d’ailleurs l’affaire en affirmant que « la peur est la clé de la nature humaine ». En étant le cobaye de sa démonstration, Stan réalise d’une part l’incommensurable pouvoir de cette technique, mais comprend aussi et surtout que le commun des mortels est hanté par les mêmes fantômes. Orgueilleux et hypocrite, le jeune homme se convaincra tout au long du film qu’il n’est pas comme les autres, avant d’être rattrapé par ses propres choix.

Bradley Cooper and Rooney Mara in the film NIGHTMARE ALLEY. Courtesy of Searchlight Pictures. © 2021 20th Century Studios All Rights Reserved

Les cartes que lui tire Zeena au mi-temps du film s’en font clairement l’écho. Le tirage – simple, en trois cartes – se conclue en effet par l’arcane XII (le Pendu). La tête à l’envers, le pendu est synonyme de nouveau point de vue sur le monde. Son visage irradié par la lumière d’un nimbe – normalement attribué aux saints – indique quant à lui que ce changement de perspective est profitable au sujet, et qu’il peut désormais aller de l’avant. Problème : Stan tire cette carte à l’envers. 

The Hanged Man (Version d’Arthur Waite)

Dans cette position, cette carte symbolise au contraire une réticence au changement, une inaction subie qui peut aller jusqu’à l’emprisonnement du sujet face à une situation qu’il pense être bonne. Elle est aussi synonyme de perte, matérielle et/ou morale. Dans le film, cela se traduit évidemment par le choix de Stan de fuir la réalité de ce qu’il est vraiment – un imposteur, doublé d’un assassin -, ainsi que par sa volonté de contrôle absolu sur sa vie et sur ce qu’il entreprend. À ce titre, ce n’est pas un hasard si l’un des attributs auxquels il tient le plus soit une montre…

Engrenage

Comme le souligne Rafik Djoumi dans son article « Le salon des motifs » (Rockyrama n°16), l’horlogerie est un motif présent dans le cinéma de Guillermo del Toro dès son premier long-métrage : 

“ Jésus Gris, Kroenen, Vidal et Nuada ont en commun un refus de leur propre fin qui les pousse à vouloir stopper le temps. Leur souhait d’immortalité se traduit par un désir de maîtriser le « mécanisme » du cosmos et ainsi le figer. En croyant refuser la mort, ils refusent en réalité le mécanisme même de la vie ”

Rafik Djoumi, « Le salon des motifs », p. 22

Tout comme Vidal, Stan possède la montre de son père au poignet et l’utilise comme un marqueur de contrôle. Mais contrairement à l’antagoniste du Labyrinthe de Pan, le héros de Nightmare Alley détestait son père, au point même d’avoir provoqué son trépas. Aussi, par cet acte rituel (outre la récupération de la montre, le meurtre et la crémation du corps du père), Stan entend faire table rase du passé, afin de réécrire sa propre histoire et de contrôler le moindre de ses engrenages. Encore une fois, ce n’est pas un hasard s’il ne se met à parler qu’au bout des dix premières minutes du film, pensant alors initier une nouvelle vie alors même qu’il n’est qu’à la première étape d’un cycle refermé sur lui-même.

Le cinéma de del Toro est là encore familier de ce genre de structure, que Djoumi présente dans son article comme un « cycle autophage », où « la vie se nourrit de la vie » (p. 26). Mais au travers du genre noir, le cinéaste réinvente cette figure incontournable de son cinéma en la délestant de toute concrétisation fantastique. En effet, Stan Carlisle crée lui-même les conditions de sa propre chute, et le décor dans lequel il évolue n’est là que pour le lui rappeler (en vain). À ce titre, Guillermo del Toro a notamment demandé à Tamara Deverell, sa chef décoratrice, de développer le thème du cercle dans ses décors, afin qu’il imprègne subtilement l’ensemble du film. On peut par exemple penser à la fosse où le geek fait son spectacle, à la roue que construit Stan pour étoffer le premier numéro de Molly, ou bien encore à la grande roue dominant la fête foraine dans la première partie du film.

Enoch

« Quand j’étais très jeune, je croyais à l’immortalité de l’âme, je croyais au paradis, à l’au-delà, et je croyais que la chair était (con)sacrée. Mais un jour, en entrant dans une morgue, j’ai vu une pile énorme de fœtus en décomposition. Et en voyant ces fœtus morts, je me suis dit que… Dieu n’existait pas. Que nous étions faits de chair, et que notre essence éternelle se trouvait ailleurs »

Guillermo del Toro, « Le salon des motifs », p. 25

Marqueur essentiel du cinéma de del Toro, le motif du fœtus trouve ici une incarnation similaire à celle que l’on peut voir dans L’Echine du diable : un témoignage choquant de notre propre condition (des êtres de chair et de sang), figé dans du formol et auréolé d’une aura ésotérique et profane. Dans Nightmare Alley, le personnage de Clem (Willem Dafoe) tient notamment un stand de fœtus difformes conservés dans des bocaux. Parmi eux, se trouve un repoussant exemplaire cyclopéen, que son propriétaire nomme… Henoch.

Dans la tradition judéo-chrétienne, ce nom fait référence à trois personnages différents. Le premier est un patriarche biblique, arrière-grand-père de Noé et chef des archanges. Le second est Henoch fils de Caïn, qui inaugure la nomination des lieux. Le troisième – celui qui nous intéresse – est Henoch fils de Jared, qui inaugure quant à lui… le décompte des temps. Revenant régulièrement à lui tout au long de la première partie, del Toro l’érige comme une figure tutélaire du film et de sa temporalité cyclique. De fait, nous le retrouvons bien évidemment dans la toute dernière scène, où Stan devient le geek qu’il a toujours été, mais aussi dans le générique de fin, où la caméra plonge littéralement à l’intérieur de son crâne.

Là encore, Nightmare Alley rappelle au personnage principal qu’il ne peut échapper à ce qu’il est, et que son parcours est avant tout un décompte, déterminé, une nouvelle fois, par ses choix. À ce titre, il n’est pas anodin que le bandeau qu’il arbore lors de sa représentation face à la haute société new-yorkaise soit pourvu… d’un oeil cyclopéen.

Lilith

En hébreu, « Lilith » se dit « Layla », et se présente comme le synonyme du mot « nuit ». Ce nom fait référence à une déesse originaire de Mésopotamie, associée au vent et à la tempête, et dont les premières traces remonteraient au troisième millénaire avant Jésus-Christ. Dans la littérature kabbalistique (à partir du XIIe siècle), Lilith devient un mythe à part entière. Façonnée en même temps qu’Adam (et non pas à partir de lui, comme Eve) avec de la terre impure, elle devient son pendant démoniaque, associée au serpent provoquant la Chute. C’est également elle qui incite Caïn à tuer Abel, et qui par conséquent, décourage Adam d’avoir de nouveaux enfants avec Eve. Lilith en profite ainsi pour récolter la semence du premier homme, afin d’enfanter une nuée de démons. Elle devient alors une incube, bisexuelle, séductrice des hommes et dévoreuse d’enfants, qui sera d’ailleurs érigée comme une figure émancipatrice par différents mouvements féministes dans les années 60 et 70.

Autant dire que le personnage joué par Cate Blanchett était placé sous le patronage d’une figure pour le moins… subversive. De fait, elle incarne une itération aussi flamboyante que vénéneuse de la figure de la « femme fatale », tout en échappant à l’irrémédiable punition que le film noir lui impose traditionnellement. Nightmare Alley va d’ailleurs jusqu’à nous présenter trois incarnations de cette figure – Zeena, Molly et Lilith -, qui ont toutes en commun une forme de lucidité sur le destin de Stan. Zeena prévoit en effet le malheur du héros en lui tirant les cartes du tarot, là où Molly le constate grâce à sa droiture morale, et Lilith grâce à ses redoutables compétences de psychiatre. 

Cate Blanchett in the film NIGHTMARE ALLEY. Courtesy of Searchlight Pictures. © 2021 20th Century Studios All Rights Reserved

Là encore chez del Toro, les personnages féminins sont dotés d’une clairvoyance que leurs homologues masculins n’ont pas forcément. C’est ce trait de caractère qui justifie le fait que Zeena, Molly et Lilith « survivent » symboliquement à Stan, se libérant de leur condition de « femme fatale » et de sa seule fonction corruptrice, comme avait pu le faire Edith Cushing à l’égard de la figure d’héroïne de « female gothic » dans Crimson Peak. À nouveau, le cinéaste renouvelle une figure féminine incontournable du cinéma classique, sans pour autant rompre avec son essence. Le personnage de Cate Blanchett est par exemple l’archétype physique de la femme fatale, mais profite de la dualité qui lui est propre pour tromper le héros (comme le spectateur), lestant ce dernier du destin tragique auquel elle aurait été promise dans un film des années 40. 

Lilith demeure néanmoins le personnage le plus énigmatique de ce trio, pour ne pas dire le plus apocalyptique. Rappelons que dans la Bible, « Apocalypse » est synonyme de « Révélation », au sens où la fin des temps révèle les hommes à eux-mêmes. Elle est notamment symbolisée par une figure féminine – la Grande Prostituée de Babylone -, représentation masculine du Mal absolu, qui se fait pourtant l’agent de la Révélation des hommes. Impénétrable, la psychiatre ne sort de sa coquille que lorsqu’elle s’identifie à Stan. Comme lui, elle semble fuir un passé dont elle ne souhaite pas parler ; comme lui, elle n’appréhende l’échange qu’au travers de la domination psychologique de son prochain ; comme lui, elle est seule. Aussi lorsque le héros lui fait face, c’est une image de lui-même qu’il contemple. Dès lors, lorsqu’il finit par être rattrapé par ses choix passé, Lilith – son reflet – devient l’adjuvant de son inexorable chute, et lui révèle ainsi qu’il en est, d’une certaine manière, le seul et unique responsable.

Courtesy of Searchlight Pictures. © 2021 20th Century Studios All Rights Reserved

American Dream

Au fond, qu’est-ce que la « Nightmare Alley » ? Dans le roman de Graysham, l’expression correspond à un cauchemar récurrent fait par le personnage de Stan, où celui-ci arpente encore et toujours la même ruelle obscure, poursuivi par les mêmes fantômes, sans jamais pouvoir s’en sortir. Lorsqu’il se forme au métier de télépathe, le jeune homme se rend alors compte que cette allée des cauchemars est connue de tous, au même titre que chacune des entités qui y a élu domicile. Ainsi, personne n’échappe à ses fantômes (c’est le sens du tarot et de la psychanalyse jungienne), et encore moins en se fourvoyant dans l’illusion.

Ce n’est pas un hasard si le film se déroule en 1939, alors que les Etats-Unis sont confrontés à de profondes divisions. Entre l’isolationnisme post-Première Guerre Mondiale et le futur interventionnisme des années 40, la question de la place que doit occuper le  pays dans le monde se pose. À del Toro de trancher lui-même sur le sujet : « cette période a été à bien des égards celle de la naissance de l’Amérique moderne » (dossier de presse). Il faut entendre par là que les années 40 initient les bases de ce que l’on appellera une décennie plus tard le « rêve américain », bercé par l’espoir de la modernité ainsi que par la figure du « self-made man ». Un modèle ô combien fragilisé par la guerre du Vietnam, son essence illusoire craquelant de toute part dans l’esprit de soldats traumatisés à jamais. 

Stan Carlisle est le prototype de ce rêve américain naissant, en même temps qu’il porte déjà en lui les conditions de sa future désillusion : un homme seul, menteur, changeant, volatile, s’efforçant de ne jamais montrer sa véritable nature afin de connaître le succès. Une fois confronté à la réalité, le verdict est sans appel : il est seul face à lui-même et à ses fantômes. Pour accompagner cet état, del Toro a choisi de faire référence à des peintres tels que les américains Edward Hopper, Andrew Wyeth, ou bien encore le danois Vilhelm Hammershøi, qui ont tous en communs de représenter des personnages seuls, isolés au milieu du décor.

Nighthawks (Edward Hopper, 1942)
Christina’s World (Andrew Wyeth, 1948)
Intérieur avec piano et femme vêtue de noir (Vilhelm Hammershøi, 1901)

Nightmare Alley n’est donc pas un hommage au film noir des années 40, mais bien un véritable film noir des années 2020, qui montre l’ascension d’un manipulateur populiste jusqu’au sommet de la société, avant d’être finalement confronté à la vérité. À ce titre, del Toro et son chef opérateur Dan Laustsen ont tenu à éviter tous les tropes du film noir traditionnel – plans débullés, clairs obscurs marqués etc. -, privilégiant ainsi une grammaire plus moderne, en rupture avec l’illusion nostalgique et figée propre au cinéma hollywoodien contemporain. L’essence subversive du personnage de Lilith Ritter en est d’ailleurs l’un des exemples les plus notables.

Geek

Enfin, comment ne pas voir dans le « rise and fall » de ce geek en herbe une forme d’autoportrait du cinéaste ? Renié par une partie de la critique et du public jusqu’au mitan des années 2010, del Toro a failli stopper sa carrière par deux fois, avant de recevoir enfin la reconnaissance de son monde avec La Forme de l’eau

Mais doit-on forcément voir un bon présage dans cet adoubement institutionnel ? Si l’on en croit le parcours de Stan dans le film, intégrer les hautes sphères de la société n’est pas forcément gage de bonheur. Pire : cela le conforte dans l’image illusoire et toute puissante qu’il a de lui-même. Là où la troupe de la fête foraine constituait une société relativement soudée, ses membres se protégeant les uns les autres, la société new-yorkaise n’interagît avec Stan que par le seul biais de ses représentations ; autrement dit, ils ne voient en lui que son aspect utilitaire.

Là encore, le film accompagne ce changement de paradigme dans sa mise en scène, notamment au niveau du son. Le monteur son Nathan Robitaille explique notamment ceci : « Une fois que l’histoire passe en ville, tout ce qui apparaît à l’écran donne l’impression de coûter cher et d’être de première qualité. Cela se retrouve dans l’acoustique, du tintement des verres à cocktail en cristal dans le bureau de Lilith aux riches tissus et aux bruitages des surfaces en marbre. Chaque porte a un joint étanche, comme un sas, qui isole du monde extérieur. Tous ces éléments se combinent pour placer le public dans une réalité où l’étau se referme si progressivement que l’on ne s’en rend compte que quand il est trop tard… ».

En ce sens, le parcours de vie du personnage de Stan peut être vu comme une forme de mise en garde du cinéaste à l’égard de ce qu’il peut devenir s’il se laisse intoxiquer par les institutions dominantes : une illusion de lui-même. C’est sans doute pour cela qu’il a souhaité se mettre en danger avec Nightmare Alley, coïncidant une nouvelle fois avec son univers au travers d’un genre nouveau, sans pour autant se répéter. Sa sincérité et son investissement transparaissent dans le moindre recoin de ce nouveau film, nous le rendant ainsi encore plus précieux, et émouvant.

“ Vous savez ce que vous êtes vraiment à partir du moment où votre intuition vient de quelque chose de profondément sincère et authentique. […] Tout le monde peut avoir conscience de sa véritable essence ” 

(Guillermo del Toro, commentaires audio du Labyrinthe de Pan)

2 réponses sur « Exégèse – Nightmare Alley (Guillermo del Toro, 2022) »

Cet article était vraiment passionnant à lire, les recherches sur le tarot sont vraiment passionnantes merci.

-SPOILER-
J’ai moi même eu très envie de faire des analyses symboliques suite à mon visionnage, notamment concernant la symbolique de l’œil, omniprésente dans le film (sur le bandeau, le Enoch, etc). Les yeux symbolisent évidemment le 3eme œil et donc le côté médium soit la communication avec un au delà, ce que prétend faire Stanton Carlisle. Mais les yeux symbolisent aussi le mythe de Œdipe (qui tue son père et se crève les yeux) et de Narcisse (qui se noit en se contemplant dans un fleuve). Le mythe d’Œdipe ayant par ailleurs donné le concept du complexe d’Œdipe de Freud, père de la psychanalyse moderne, et qui avait beaucoup de succès dans cette période. Stanton a tué tous ses pères/hommes plus âgés qu’ils jalousent ou envient : son propre père, son mentor Pete, Ezra Grindle, etc. Ce qui est intéressant c’est que le mythe d’Œdipe montre aussi les vains efforts des hommes à échapper au malheur, en bref la fatalité, ce que l’histoire du film illustre très bien, avec une fin glaçante, Stanton ne pouvant échapper à son destin.

C’est là que j’ai trouvé que, de manière plus générale, l’oreille et l’œil symbolisent religieusement le lien avec Dieu. Bradley Cooper perd symboliquement la vue (son aveuglement du pouvoir, la fin de son métier de « medium » et surtout son destin œdipien) et explicitement l’oreille lors d’un affrontement. A la fin du film il est donc symboliquement coupé de Dieu, et ne peut donc être sauvé. A noter d’ailleurs qu’il a tué son père qui était Pasteur donc il a tué volontairement toute religion en lui, et donc toute forme de salut si on continue la métaphore religieuse…

Concernant le personnage de Lilith, votre présentation est parfaite, et je me permets l’analyse suivante : Lilith étant faite de la même terre que Adam et, par ailleurs, comme elle lui a résisté, elle est symboliquement son égal, or Adam étant le père de tous les hommes, d’une certain façon Lilith représente le père absolu qu’il faudra tuer, ce que ne réussit pas à faire Stanton.

Voici mon humble contribution, j’ai beaucoup aimé l’article et il m’a beaucoup inspiré.

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