Légende d’hier, Cinéma de demain
« Outre la grande liberté de jeu permise par la performance capture, je pense que tous les acteurs de Beowulf étaient enthousiasmés par le fait de voir, au travers de ce procédé, un possible futur du cinéma »
John Malkovich
Futur
Le 21 février 2014, le critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret anime un numéro de l’émission radiophonique « Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert », consacré à la filmographie de James Cameron et au « cinéma du futur ». À cette occasion, il invite le réalisateur Christophe Gans à s’exprimer sur le sujet, fort de son érudition cinéphile et de ses récentes expérimentations numériques sur La Belle et la Bête.
Au détour d’un développement sur Titanic, le cinéaste émet notamment l’hypothèse que ce film acterait la fin du cinéma populaire tel qu’il a existé jusqu’alors. Là où le XXe siècle était « centripète », ramenant dans le cadre les plus grandes histoires et les plus beaux paysages du globe, le XXIe siècle serait « centrifuge », les derniers espaces inexplorés étant ceux que nous extirpons de notre imagination. Dès lors, l’aventure moderne serait avant tout une aventure intérieure, ce que des grands films comme Avatar, Vice-Versa, Quelques Minutes après Minuit ou même Mad Max : Fury Road confirmeront dans les années 2010. Ce « retour à soi » est un changement de paradigme majeur dans l’histoire du septième art, à l’aube des imaginaires que le médium avait jusqu’alors du mal à figurer, et auxquels le digital naissant pouvait apporter une réponse flamboyante.
Au début des années 2000, Robert Zemeckis est l’un des rares cinéastes à être convaincu que le numérique – notamment au travers de la 3D et de la performance capture – peut permettre d’inventer un nouveau langage cinématographique, supplantant la vieille technologie centenaire de ce qu’il appelle déjà le « cinéma mécanique ». Le Pôle Express, La Légende de Beowulf et Le Drôle de Noël de Scrooge, sortis consécutivement en 2004, 2007 et 2009, sont les manifestes de cette croyance absolue du réalisateur en l’art du cinéma virtuel, qu’il perçoit d’ailleurs comme un horizon inéluctable du cinéma en général.
Le principe est révolutionnaire, dans la mesure où les films découlent de la performance des acteurs. Chaque comédien jouit d’ailleurs d’une grande liberté de jeu, dans la mesure où la technique du cinéma – positionnement de la caméra, élaboration des décors, etc. – ne s’y ajoute qu’a posteriori, affranchie de toute contingence physique. La capture de mouvement devient la caméra, au sens où c’est elle qui induit l’élaboration de la mise en scène. En ce sens, le cinéma virtuel replace l’humain au coeur de son processus créatif.
Mythe
Zemeckis y voit également un moyen d’offrir une nouvelle virginité aux histoires, mythes et légendes que nous nous racontons depuis toujours. Dès lors, quoi de mieux qu’une adaptation de Beowulf, pilier incontournable de la culture populaire anglo-saxonne, pour témoigner de la puissance régénératrice de ce nouvel outil ? La première trace manuscrite de la légende, le Codex Nowell, a été rédigée en vieil-anglais par deux moines scribes aux alentours de l’an mil. C’est ainsi le plus ancien des longs poèmes épiques qui nous soient parvenus écrits en une langue autre que le latin. Étudié au collège depuis des décennies dans le monde anglophone, Beowulf a été malheureusement mis à mal par le temps et les études scolaires rébarbatives, éloignant petit à petit les jeunes esprits de son exotisme épique et de ses racines profondément populaires.
À l’image de tout récit mythique, la légende était avant tout une façon pour l’humanité de comprendre l’expérience de la vie elle-même, tantôt marquée par une quête de transcendance, tantôt rattrapée par l’inéluctabilité de la mort. Le personnage de Beowulf, d’origine scandinave, est en effet le fruit d’une longue tradition orale, peu à peu déformée par le dogme chrétien afin d’évangéliser les populations païennes. À l’aube de ces connaissances historiques, le poème – narré de façon elliptique et entrecoupé de discours internes insistant sur sa véracité – nous renvoie malgré lui à la question de son origine et de son authenticité. Par là même, c’est Beowulf et son héroïsme surhumain qui sont en crise, face à cette modernité qui tend justement à révéler l’intériorité des personnages qu’elle met en scène.
L’imposture (Retour vers le Futur), le récit de vie (Forrest Gump), l’hubris (Retour vers le futur 2), et plus largement le questionnement de l’image elle-même (Contact), sont autant de thèmes qui travaillent la filmographie du cinéaste depuis ses débuts. Trouvant dans Beowulf un point de convergence évident, les scénaristes Roger Avary et Neil Gaiman ont donc profité de la nature chimérique du poème d’origine pour en proposer leur propre interprétation. Tous les écarts ne sont néanmoins que le développement d’ambiguïtés déjà présentes dans le texte. L’orgueil du personnage de Beowulf, central dans le film, n’est par exemple présenté dans le poème que sur le seul mode de l’éventualité :
Il [Dieu] lui assujettit des portions du monde,
un vaste royaume : l’homme finit par oublier,
tel l’insensé, que tout a une fin.
Il vit dans l’opulence, rien ne le contrarie,
ni maladie, ni vieillesse ; les soucis
n’assombrissent pas son âme ; nulle part la discorde
ne fomente de haine meurtrière : le monde entier
tourne à son gré. Il ignore l’échec.
Jusqu’au point de concevoir des pensées d’orgueil,
elles poussent, s’épanouissent pendant que sommeille le gardien
sous le poids d’affaires du monde, proche est le porteur de mort
qui de son arc décoche des traits mauvais.
L’homme est frappé au coeur sous son haubert
par le dard amer, incapable qu’il est de se protéger,
frappé par les invites torses de l’esprit maudit.
Ce qu’il possède depuis longtemps ne lui suffit plus.
La convoitise le rend haineux. Il n’offre pas, pour exciter le courage,
de colliers plaqués d’or, l’avenir n’occupe
ni ses pensées ni ses plans, sous prétexte que par le passé Dieu
le Roi du ciel lui a donné une bonne mesure d’honneur.
À la fin se produit un changement de fortune :
l’enveloppe charnelle, éphémère, se dégrade,
s’effondre condamnée. Un autre prend la succession,
qui sans autre lamentation distribue les trésors,
les antiques bien du preux, sans crainte ni tremblement.
Beowulf, « Discours moral et politique de Hrothgar », vers 1732-1757, trad. par A. Crépin
Beowulf ne révèle jamais cette part d’ombre dans le texte, même si les monstres qu’il combat sont eux-mêmes de représentants des forces de l’ombre. La grande intelligence du film de Zemeckis est d’avoir articulé cette altérité – extérieure – avec l’intériorité du personnage principal. L’ogre Grendel, sa mère et le dragon deviennent ainsi l’expression de la culpabilité des hommes, ainsi que la représentation de leur combat intérieur entre les ténèbres et la lumière. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le dragon est le dernier ennemi affronté par Beowulf, cette créature étant justement une allégorie de l’éternelle dualité intérieure dans les traditions scandinaves (Thor se battant contre le serpent de Midgar) et même chrétiennes (Saint Michel, souvent représenté dans son combat avec le dragon). D’ailleurs, le symbole par excellence de l’éternité cyclique, de la mythologie nordique à l’alchimie gréco-égyptienne, est l’ouroboros, un dragon se mordant la queue.




Paganisme
Cette prégnance d’une fantasmagorie cyclique – donc païenne – est ce qui distingue fondamentalement le poème d’origine de l’adaptation de Zemeckis. Là où le texte parlait avant tout de l’inéluctabilité de la mort (du héros et de son monde païen) et donc de l’avènement d’une temporalité linéaire et chrétienne, le film, lui, choisit d’interpréter la structure répétitive du matériau d’origine comme le symptôme d’un mauvais sort. Une malédiction se définit avant tout par la répétition du même, et les scénaristes vont exploiter cette idée au sens propre comme au figuré : il y a d’une part la répétition des combats entre le héros et les monstres, et d’autre part, la répétition physique du même au sein de ces combats. Si Beowulf et Hrothgar subissent les attaques de ces créatures, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont confrontés symboliquement à leur faute : les monstres sont littéralement le fruit de cette même faute. Grendel devient ainsi le fils de Hrothgar, et le dragon – également enfanté par la mère de l’ogre – celui de Beowulf. On comprend alors pourquoi Ray Winstone, interprète de Beowulf, prête également ses traits au dragon.
La mère de Grendel engendre – là encore au sens propre comme au figuré – les maux de l’humanité, tout en faisant en sorte que ce soit l’humanité elle-même qui soit à l’origine de ses propres maux. S’établit alors une correspondance, symbolique et physique (nous y reviendrons), entre l’humain et le monstre, qui tous deux sont rattrapés par un passé entaché par le mensonge. D’ailleurs, Beowulf prend lui-même acte de la fin de ce rapport d’altérité qui définissait jusqu’alors son monde, arguant que les héros d’autrefois sont devenus les monstres d’aujourd’hui.
Mutations
Ce héros est en crise, parce qu’il nous est montré comme un menteur, les images de ses exploits différant souvent de ce qu’il en dit. La performance capture, qui ne cesse justement de brouiller la frontière séparant la réalité de la fantasmagorie, apparaît dès lors comme une incarnation évidente de cette imposture. La Légende de Beowulf révèle la nature fondamentalement manipulatrice de l’image et du discours héroïque par le biais de l’image elle-même. Le devenir légendaire de Beowulf, pétri par le mensonge et l’affabulation, trouve ainsi dans le devenir-virtuel de son interprète une correspondance esthétique et dramaturgique éclatante.
Grâce à la performance capture, les acteurs sont en effet libérés de leur enveloppe corporelle, sans pour autant être dépourvus de leur expressivité physique. Cette technologie arrive à tromper visuellement le passage du temps (Winstone est plus vieux que le personnage qu’il interprète), mais n’est pas utilisée ici dans l’optique de refaire ce qui a déjà été fait auparavant : elle sert, pour le cinéaste comme pour les comédiens, à incarner des mondes et des personnages qu’il était jusqu’alors impossible de figurer. Le virtuel, au sens de manipulation de la réalité, devient ainsi un dénominateur commun aux personnages et à leurs interprètes : dans un cas comme dans l’autre, le mensonge leur permet de transcender leur extériorité, d’apparaître plus « grands » qu’ils ne le sont réellement, tout en laissant transparaître l’artificialité de cette grandeur. L’humanité des personnages légendaires n’aura d’ailleurs jamais été aussi palpable que dans le film de Zemeckis. La persona de Crispin Clover ne cesse par exemple de transparaître derrière les poils et les pustules de Grendel, comme la démarche bourrue de Ray Winstone ne cesse d’influer sur le corps de mannequin de Beowulf.
En faisant correspondre le fond et la forme, le passé et l’avenir, le microcosme et le macrocosme, La Légende de Beowulf renoue avec la fonction anthropologique et sacrée des plus grands récits populaires de notre histoire, nous rappelant que les légendes d’hier contenaient déjà en elles les marqueurs du cinéma de demain.
Une réponse sur « Un Oeil dans le Rétro – La Légende de Beowulf (Robert Zemeckis, 2007) »
[…] la marque d’une éblouissante modernité cinématographique. Comme nous l’évoquions dans notre article sur La Légende de Beowulf, le cinéma populaire du XXIe siècle se caractérise par une volonté « centrifuge » […]
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