Apparue pendant les années 80, la mode éphémère du « thriller érotique » a connu son apogée pendant la décennie suivante, avant de péricliter dans les rayons direct-to-video. Barbet Schroeder (J.F. recherche appartement), William Friedkin (Jade), David Cronenberg (Crash)… nombreux sont les cinéastes à s’y être essayé, avec plus ou moins de succès. Aucun en revanche n’a jamais pu rivaliser avec la déferlante Basic Instinct, quatrième film américain de Paul Verhoeven et gigantesque phénomène pop-culturel. Le long-métrage ressort cette semaine, en copie restaurée.
Triviale poursuite
La première intelligence de Basic Instinct, c’est d’abord celle d’un script retors et captivant signé Joe Esterzhas (futur auteur de Showgirls), acquis pour 3 millions de dollars, un record à l’époque. Nick Curran (le reptilien Michael Douglas) est un inspecteur de police au passé trouble et au tempérament instable. Visé par une enquête des affaires internes, Nick doit se tenir à carreau et suivre les conseils de sa thérapeute, Beth Garner (Jeanne Tripplehorn), avec qui il entretient une relation épisodique. Alors qu’il enquête sur un meurtre sauvage commis au pic à glace, Nick croise la route de Catherine Tramell (Sharon Stone, légendaire), une romancière à succès et principale suspecte dans son affaire. Le charme et la sensualité de Catherine auront tôt fait de le faire chavirer. Nick osera-t-il se coucher dans le lit d’une possible meurtrière ?
S’inscrivant dans une mouvance maniériste, le scénario de Basic Instinct reprend à son compte les grandes mécaniques du film noir : un enquêteur sur la brèche, un mystère de plus en plus insoluble, une femme fatale, un triangle amoureux, le soleil californien… Sur cette base solide mais classique, le film rajoute une couche généreuse d’érotisme ambivalent. Qu’il soit disséminé par petites touches ou assumé plein cadre, le sexe devient vite l’enjeu principal du film, au détriment de l’enquête. Basic Instinct trouve dans les intérieurs design et épurés des grandes villas de San Francisco le décor parfait pour établir son jeu d’influences luxurieuses. Une ritournelle langoureuse et volontiers macabre, faite de charme et de pulsions, rythmée par des montées de fièvre, orgasmique et sanglante. Le film va jusqu’à reprendre en partie certains codes du cinéma porno de l’époque, pour mieux les subvertir : le mâle alpha se rêvant dominateur, la blonde incendiaire et provocante, la secrétaire aux lunettes rondes et à la jupe courte fantasmant une relation brutale, etc.
Le film conserve néanmoins toute sa crédibilité et survit, encore aujourd’hui, à ses nombreuses copies et parodies. Comme il le fera avec Showgirls et ses strip-teaseuses, Verhoeven explore la dimension scabreuse de son film avec un lyrisme exalté et sans aucune distance cynique. La caméra lévite avec grâce dans l’intimité des chambres à coucher, touchant presque du bout de sa focale la peau des personnages durant d’intenses gros plans. Sous les lumières brûlantes de Jan de Bont, les corps se découpent et se rassemblent, les amants se repoussent et s’attirent dans un ballet somptueux. Il y a un avant et un après Basic Instinct dans la représentation qu’il livre du désir, sa naissance, sa consommation et ses éléments de langage. Une tension qui s’étend lors de longues joutes verbales chargées de non-dits. Deux visages qui s’effleurent, une cigarette qui passe de lèvres en lèvres, une chaussure que l’on ôte avant de mettre le pied nu dans l’eau de pluie… mêmes les gestes les plus anodins sont chorégraphiés et fétichisés. Verhoeven met en images, au-delà d’une attirance irrépressible, un rapport de force révolutionnaire dans son déséquilibre. Face à la beauté insondable de Catherine, Nick redevient fragile, dissimulant derrière ses clopes, son whisky pur et son arrogance une grande insécurité. Catherine, elle, capte tous les regards et jouit (dans tous les sens du terme) d’une féminité libérée qui, comme souvent chez Verhoeven, est la source d’un grand pouvoir.
Naissance d’une image
Lorsque Nick et son partenaire Gus (George Dzundza) visitent pour la première fois le manoir fastueux de Catherine, celle-ci surgit du haut d’un grand escalier. Descendant les marches telle Ingrid Bergman, elle se rapproche des deux hommes, jusqu’à dévoiler son visage et révéler une première supercherie : c’est en réalité Roxy (Leilani Sarelle), sa muse et amante à la ressemblance troublante, qui descendait les marches. Pour pouvoir contempler l’authentique sex-symbol, Nick et Gus devront rejoindre sa villa côtière, au bout d’une longue route sinueuse, à la fois symbole de l’enquête labyrinthique à venir et métaphore de la psyché de Nick. Un motif qui revient plusieurs fois, notamment lors d’une poursuite entre l’inspecteur et sa suspecte. Pour la garder dans son champ de vision, Nick sera forcé de rouler à contre-sens, franchissant ainsi la « ligne jaune » entre la morale et la transgression.
Au bout de la route, enfin, Catherine apparaît de dos, face à la mer. Citant explicitement Vertigo et la mythique coiffure de Kim Novak, Verhoeven fait de son personnage un archétype intemporel – la « blonde incendiaire » – et l’inscrit dans un plan parfaitement composé. Derrière elle, la mer, dont le roulis envahit la bande-son, nous informe déjà de son insatiable appétit sexuel.
En étirant ainsi le temps, jouant sur l’écho d’une déception initiale (la caméra qui filme d’abord la « copie » avant l’« original »), Paul Verhoeven nous amène à questionner l’image, source de mensonges et de tromperie, et s’engage pleinement sur le chemin du post-modernisme. Avant même d’être un personnage, la romancière est déjà une pure image de cinéma, et comme toutes les images, il est tentant de la reproduire, de la posséder, comme lorsque Nick « utilise » Beth pour coucher avec Catherine par procuration. Une obsession qui motive aussi un désir d’imitation, plus ou moins grossière – malgré ses faux-airs, Roxy n’a pas son élégance et Beth doit porter une vulgaire perruque pour espérer lui ressembler. Même la caméra échoue à circonscrire sa beauté sans la dénaturer, partiellement ou totalement. Les jeux de miroirs et de surcadrages que le film construit ne capturent jamais plus qu’un fragment de son essence, dont l’entièreté nous échappe toujours. Au fond, le film clamait le caractère évanescent de Catherine Tramell dès le générique d’ouverture, une mosaïque floue au sein de laquelle on devine, sans le voir vraiment, le corps nu et fragmenté d’une femme. Une caractéristique qui permet au film de s’affranchir de son contexte policier au profit d’une atmosphère autre, éthérée et onirique, où rêve et réalité se mélangent au rythme de la cultissime B.O. de Jerry Goldsmith, inspirée de Bernard Hermann. C’est Catherine qui distille l’ambiguïté au sein du film, bien plus que l’intrigue, finalement sans équivoque (on vous conseille la vidéo très complète de La Théorie de Graham sur ce sujet). Une héroïne verhoevenienne dont les intentions demeurent, malgré quelques accès de vulnérabilité, en grande partie énigmatiques.
Seul véritable fausse note dans cette partition de maestro, le dernier plan, paradoxalement le plus célèbre, s’avère tout compte fait dispensable. La caméra commence par filmer les deux amants en pleine étreinte, avant de descendre sous le lit pour y trouver un pic à glace. Une image à la nature douteuse qui vient redoubler explicitement un autre plan de cette même scène, plus subtil et plus impactant encore : la main de Catherine descend vers le sol et sort du champ, tandis que la caméra, elle, remonte vers son visage. Pendant de longues secondes, le spectateur redoute (ou espère) le surgissement de l’arme. Mais c’est une main ouverte qui vient saisir le visage de Nick comme d’autres porteraient un coup de poignard, achevant de faire du film une longue passe d’armes entre Eros et Thanatos, où l’amour, le sexe et la mort se mêlent en une seule convoitise. Si le film s’était achevé sur ce plan, il aurait privé le spectateur d’une réponse quant à la présence ou l’absence du fameux pic à glace. Mais il aurait surtout laissé planer le doute quant à la pulsion qui anime Catherine : fantasme inoffensif ou première étape d’un futur passage à l’acte ? Un accroc qui reste minime au sein d’une œuvre composite, virtuose et avant-gardiste, qu’il est toujours temps de (re)découvrir.
Ressortie le 16 juin 2021, de Paul Verhoeven, avec Michael Douglas, Sharon Stone, Jeanne Tripplehorn, George Dzundza