Sous l’emprise de la vacuité
Le 4 juin dernier, la Warner postait sur sa chaîne Youtube une vidéo promotionnelle intitulée « The Conjuring Universe / Behind the Scenes », dans le cadre de la sortie américaine du troisième volet de la saga Conjuring. Elle montre notamment Bryan D. Ouellette, membre de l’Ordre des Exorcistes d’Atlanta, en train de bénir le plateau de tournage du film. La captation est au ralenti, doublée de la voix-off du prêtre qui déclare notamment ceci : « l’une des choses importantes que l’on doit garder en tête, c’est que le cosmos ne fait pas de différence entre la fiction et la réalité. Dès lors, lorsque vous travaillez sur quelque chose se basant sur des archétypes aussi sombres que ceux de Conjuring, ces derniers peuvent prendre vie. La moindre interaction avec ces archétypes peut les faire exister dans la réalité ».
Simulacre
Cette indifférenciation entre la réalité et l’imaginaire est une des caractéristiques fondamentales du simulacre, tel qu’il est défini par Jean Baudrillard dans son essai Simulacres et Simulation. Au travers de celui-ci, la représentation acquiert une force symbolique équivalente au réel, allant jusqu’à se substituer à lui pour ne s’incarner qu’au travers d’imaginaires déjà fondés.
L’un des principaux enjeux de la saga Conjuring consiste justement à confondre l’imaginaire qu’elle met en scène avec la réalité, de telle sorte à justifier la mention « basé sur des faits réels », présente au début de chaque film. Cela passe évidemment par l’inclusion des archives personnelles des époux Warren dans les génériques de fin, mais aussi par la mise en scène des making-of, où apparaissent prêtres, médium et autres chasseurs de fantômes attestant de l’existence objective du Mal.
Cet effort marketing se confronte pourtant à un paradoxe, qui tient au fait que les films eux-mêmes sont la digestion plus ou moins éculée de plusieurs décennies de cinéma d’épouvante. Les « faits réels » sont incarnés au travers d’une fantasmagorie clairement identifiée par l’inconscient collectif, de ses scènes de possessions évoquant inévitablement celles de L’Exorciste, à son bestiaire baroque rappelant quant à lui le cinéma de Lucio Fulci. James Wan, réalisateur des deux premiers volets de la saga, assumait d’ailleurs sa volonté de retrouver ce qui faisait le sel des films d’horreur de son adolescence, prenant les dossiers Warren comme de simples bases narratives afin d’en faire son terrain de jeu. Cette conscience de la représentation était notamment palpable dans le second film, avec une attention toute particulière portée sur un zootrope, symbole par excellence de l’imaginaire fantasmagorique.
L’univers Conjuring, à l’image de tout simulacre, ne se définit donc que par la précession de ses propres modèles visuels et narratifs. Les deux premiers films n’avaient pour eux que l’ingéniosité notable de leur metteur en scène, luxe dont ne bénéficie pas le dernier volet, réalisé par Michael Chaves (La Malédiction de la dame blanche).
Diable
Le cinéaste avait pourtant un magnifique sujet à disposition : le premier procès de l’histoire des Etats-Unis où la possession démoniaque a été utilisée comme argument de disculpation. Cette opposition entre la rationalité de la justice et le mysticisme de la défense était d’autant plus intéressante à explorer qu’elle s’inscrivait dans un cadre – l’Amérique – où, rappelons le, Dieu est inscrit dans la constitution. De même, eu égard au passé génocidaire des Etats-Unis, quoi de mieux que le Diable (soit : la figure qui nous confronte à nos péchés) pour enrichir le film d’une réflexion sur l’histoire du pays et son rapports au mysticisme ?
Malheureusement plombé par un imposant cahier des charges, Conjuring : Sous l’emprise du Diable ne transcende absolument rien de son sujet. Tout est dit dès la scène d’introduction, où les époux Warren sont confrontés à la possession d’un garçon de 11 ans. Après quelques jumpscare poussifs et une citation explicite de l’affiche de L’Exorciste (!), voilà que le cinéaste déroule d’ores et déjà le menu maxi best-of de la scène de possession la plus standardisée : un corps qui se démembre, une voix gutturale, des yeux révulsés, une force surhumaine, le tout au travers d’un montage saccadé et hasardeux. Une scène sans intérêt, ersatz hasardeux d’un film – L’Exorciste – pillé par le genre horrifique depuis une cinquantaine d’années, et dont il ne semble d’ailleurs toujours pas revenu.
Le bestiaire fantastique du film (toujours le même) n’est ainsi jamais exploité au-delà de ses représentations les plus éculées, ne révélant rien d’autres sur les personnages qu’une croyance indéfectible en l’existence du Diable. À croire que l’idée même de point de vue n’intéresse pas le réalisateur, là où le cinéaste coréen Na Hong-jin en avait fait la pierre angulaire de cette grande Apocalypse qu’était The Strangers. De même, l’omniprésence visuelle de totems païens et d’icônes chrétiennes ne donne jamais lieu à un quelconque développement mythologique, ces artéfacts étant évidés de leur substance sacrée, et leur aura réduite à la praticité d’un simple couteau suisse.
La seule nouveauté aurait pu se trouver du côté de la timide incursion de la saga dans le genre du thriller policier, Lorraine mettant ici à profit ses dons de médium pour remplir une tâche normalement dûe aux « profilers ». Malheureusement, le film ne propose rien de plus qu’une banale copie de la série Hannibal, la viscéralité et l’exubérance des meurtres en moins. Cette tentative de « renouvellement » est à l’image du reste du film : inintéressante au possible, dans le fond (quid du procès du personnage principal ?) comme dans la forme, cela en dépit des efforts déployés par le chef opérateur Michael Burgess.
En bout de course, la saga Conjuring n’a désormais plus rien d’effrayant, si ce n’est, peut-être, la désespérante vacuité de son troisième volet.
Sortie le 9 juin 2021, réalisé par Michael Chaves, avec Vera Farmiga, Patrick Wilson, Sterling Jerins et Julian Hilliard.
