Auréolé du succès de son sublime western Jusqu’au dernier (paru en novembre 2019), le scénariste Jérôme Félix creuse le sillon de son précieux éclectisme en lorgnant cette fois-ci du côté du récit aventurier. Basé sur les anecdotes du chasseur de trésors Philippe Esnos, ce premier tome de L’or du bout du monde est une énième pépite de la collection « Grand Angle » (éditions Bamboo), que tout amateur ou amatrice d’aventure se doit de découvrir au plus vite.
Même s’il a déjà abordé ici ou là dans sa carrière le récit d’aventure, Jérôme Félix ne peut être cantonné à un style en particulier, si ce n’est, peut-être, celui de l’histoire rondement menée dans le cadre d’un ou de plusieurs genres populaires. Outre l’aventure, le scénariste s’est en effet essayé au fantastique, à la science-fiction, au thriller, au polar, au récit de guerre, au récit sportif ou bien encore au western, avec à chaque fois un référencement et une érudition tels que ses histoires nous faisaient à chaque fois redécouvrir l’exotisme de notre propre culture populaire. Avec L’or du bout du monde, il renouvelle son bail chez les éditions Bamboo et leur ambitieuse collection de bande dessinée réaliste « Grand Angle », après quelques solides collaborations comme L’Héritage du diable ou bien Jusqu’au dernier (dessins de Paul Gastine). Il travaille ici avec le dessinateur Xavier Delaporte, dont il avait déjà croisé la route sur le second tome de la série La Lignée, également publiée chez « Grand Angle ».
Les tribulations d’un(e) véritable aventurier(e) en bande dessinée
Le projet de ce récit d’aventure est né à la suite d’une rencontre entre Jérôme Félix et le chasseur de trésors Philippe Esnos, lors d’une journée de l’aventure dont le scénariste était l’un des animateurs. Même s’il doit composer avec le naturel un peu « ours » de son interlocuteur, Félix arrive néanmoins à engager plusieurs conversations téléphoniques avec celui-ci au sortir de l’événement, et découvre alors sa vie d’aventurier des temps modernes. Mousse dans la marine marchande, capitaine de navire, chercheur d’or dans le Yukon, trafiquant de bétail au Belize, d’alcool dans les Caraïbes, chasseur d’épave… : Philippe Esnos a vécu plusieurs vies en une, et leurs péripéties évoquent tout aussi bien celles des romans de Jack London, que celles des récits plus exotiques de Robert Louis Stevenson.
Malheureusement décédé en 2020, Philippe Esnos n’a pu aller au bout de sa dernière obsession, qui a constitué la base scénaristique de L’or du bout du monde : la découverte du trésor (et de la momie) du grand Atahualpa, le dernier empereur de la civilisation Inca. Soustraites au conquistador Pizzaro en 1532, ces quelques 700 tonnes d’or et de pièces archéologiques se trouveraient quelque part dans les forêts de l’Équateur, à l’abri des regards depuis bientôt six siècles. Sa légende, contée et montrée dans l’album, a circulé dans les cercles des chasseurs de trésors depuis fort longtemps, nourrissant ainsi de nombreuses hypothèses qui, pour l’instant, n’ont toujours pas été vérifiées par la découverte du trésor lui-même.
Fasciné, Félix souhaite tout d’abord adapter ces anecdotes en une intrigue contemporaine, avant que son éditeur ne lui demande de la transposer dans un contexte historique, en l’occurence le tout début du XXe siècle. Le personnage principal devient alors une jeune femme, Laureen, une fille-mère irlandaise, qui, répudiée par ses employeurs et méprisée par ses proches, se voit contrainte d’abandonner sa petite fille à l’orphelinat. Mais la chance lui sourit un temps lorsqu’un banquier lui apprend qu’elle vient d’hériter d’un magnifique collier, ainsi que d’un vieux manuscrit rédigé en espagnol. Un mot lui met la puce à l’oreille quant à la possible importance du document : « Tesoro ». Une hypothèse confirmée par l’explorateur Sir Burton, qui comprend que ce document est en fait la clé pour parvenir jusqu’au trésor d’Atahualpa. Pour Laureen, le butin serait l’assurance de pouvoir récupérer sa fille, mais pour Burton, ce serait celle de sa propre renommée personnelle. Il lui substitut ainsi le manuscrit, pour partir seul à la conquête du trésor. Déterminée, la jeune femme n’a donc pas d’autre choix que de braver tous les dangers, et de poursuivre Burton jusqu’aux confins des forêts de l’Equateur…
Disposant d’à peine cinquante planches pour exposer son intrigue et plonger le lecteur dans le bain de l’action, ce premier tome de L’or du bout du monde (qui se conclura avec un second volet) se doit de miser sur l’efficacité, sans pour autant donner l’impression d’être trop expéditif. De fait, Félix arrive une nouvelle fois à mener d’une main de maître un récit aussi haletant qu’intriguant, et ce, dès son introduction, digne d’un film de John Huston. En cinq planches, quasiment tous les enjeux du récit d’aventure sont posés, sans jamais donner l’impression d’être bâclés ou seulement esquissés : l’obsession de la découverte, l’honnêteté toute relative des mercenaires engagés dans l’expédition, la cupidité très « terre à terre » de ces derniers face à la sacralité des lieux et des trésors qu’ils pillent, le surgissement de la violence au sein d’une nature indifférente, etc. Le dessin de Delaporte, pur élève des grands réalistes que sont Victor de la Fuente, Paul Gillon, Sergio Toppi, Alberto Breccia, François Boucq ou bien encore Domingo Mandrafina, redouble cette efficacité narrative d’un exotisme nostalgique assez surprenant dans le paysage actuel de la bande dessinée française. Le soin apporté aux détails des paysages et aux vêtements, doublé du style relativement figé du dessinateur en ce qui concerne les mouvements des personnages et les expressions de leurs visages, nous donne vraiment l’impression de lire une bande dessinée réaliste des années 70, publiée dans un vieux magazine acheté aux puces. Les couleurs légèrement ocres voire jaune tabac, comme pouvaient l’être celles des éditions couleurs de Corto Maltese, participent également à ce processus nostalgique, et au souvenirs du toucher et de l’odeur d’un papier laissé trop longtemps au soleil ou dans une pièce humide. N’en déplaise à « Grand Angle » et à la très belle édition de l’ouvrage : cette bande dessinée à des odeurs de rhum et de café, de cigare et de poudre à canon, d’océan atlantique et de jungle hostile.
S’en suit, après cette excellente introduction, une exposition là encore assez efficace, alliant l’art de la micro-ellipse à la capacité de poser des enjeux simples, concrets, et justifiés par le contexte historique lui-même. Face aux us et coutumes d’une société irlandaise un tantinet conservatrice et misogyne, Laureen, femme prolétaire et « fille-mère », sans le sou ni véritable famille, va devoir prendre son destin en main, partir à l’aventure, et gagner son indépendance à coup d’audace et de persévérance. Félix assure, même si le format ne lui permet pas de creuser des caractères parfois un peu attendus (l’aventurière ingénue, le mercenaire imbu de lui-même et allié de circonstance, l’aventurier égoïste en manque de célébrité…), que le dessin de Delaporte, même si cela est en parti dû à son influence réaliste, n’arrive pas toujours à approfondir au travers d’expressions faciales parfois un peu redondantes. Le format concis est donc à la fois un gage d’efficacité et une limite, également palpable dans le fait que la BD ne soit pas éditée en un seul et même tome d’une centaine de page. Cela relève certes du détail, mais cela aurait donné une ampleur supplémentaire à l’expérience de la lecture, là où la division en deux tomes implique une scission frustrante et un peu maladroite, s’opérant d’ailleurs sur un rebondissement assez anecdotique et un peu précoce.
L’éditeur nous fait néanmoins le cadeau, à la fin de ce premier tome, d’une appendice intitulée « Carnet d’un aventurier », qui comprend notamment des photos et une biographie de Philippe Esnos, un petit texte relatant l’une des anecdotes qui a inspiré la séquence de l’héritage décrite plus haut, ou bien encore une interview d’un compagnon d’aventure du chasseur de trésors. Comme un point final qui nous rappelle, encore une fois, que la noirceur et le panache du récit que nous venons de lire se basent sur des faits réels, et que l’obsession des personnages pour le trésor d’Atahualpa était avant tout celle d’Esnos lui-même.
Malgré une division en deux tomes assez frustrante et une concision qui pousse parfois à substituer l’archétype à la profondeur de caractère, L’or du bout du monde est une nouvelle preuve que Jérôme Félix est l’un des meilleurs scénaristes de bande dessinée de l’hexagone. Sa collaboration avec Bamboo et des dessinateurs comme Xavier Delaporte revivifie un filon réaliste que le paysage de la BD francophone tend trop souvent à mettre de côté, alors même que le réalisme arrive encore aujourd’hui à démontrer qu’il peut justement être synonyme d’extraordinaire. Vivement le tome 2 !
