Note : cet article a été écrit avec l’aide précieuse de mon ami Harry Sexton, excellent guitariste et grand fan d’AC/DC
On pensait que le courant ne passerait définitivement plus, mais force est d’admettre que les guitares du légendaire groupe de rock australien grésillent encore méchamment, après quatre ans de disette et un album franchement moyen. En effet, en cette belle année 2020 de m****, qui d’autre qu’AC/DC pouvait raviver ce groove quasi primitif qui anime le genre du rock n’ roll depuis sa création, et dont nous avions aujourd’hui cruellement besoin ? À bon entendeur, Power Up porte infiniment bien son nom, car la mise sous tension de notre sinistre quotidien de confiné.e.s était vitale, et soyons clairs : cet album fait un bien fou.
Comme à son habitude, la petite critique éculée stipulant qu’« AC/DC fait le même album depuis 40 ans » repointe le bout de son nez, rejouant ainsi cette même musique de rabat-joie qui s’attaquait déjà, pour les mêmes raisons, aux légendes du rock qu’étaient Chuck Berry et Little Richard. Alors oui, AC/DC, c’est avant tout la simplicité du son ultra mordant d’une Gibson SG branchée sur un ampli Marshall. Oui, AC/DC utilise encore et toujours les mêmes « power chords », ces accords relativement « pauvres » et pourtant les plus puissants qui soient, dont la distorsion est source d’une richesse musicale quasi illimitée (les Kinks et Black Sabbath ne diraient pas le contraire). Oui, AC/DC joue souvent (voire tout le temps) sur la même gamme pentatonique, qui occupe une place centrale dans la musique blues, et par conséquent dans le rock. Et enfin oui, les paroles de leurs chansons tournent toujours autour des mêmes sujets (en gros : sexe, bagarre, alcool, liberté, enfer), pour le coup relativement attendus dans le genre du rock n’ roll, cette « musique du diable » qui, rappelons-le, était à l’origine un mot d’argot signifiant « danser » ou « faire l’amour ». Vous l’aurez compris, ceux ou celles qui critiqueraient encore AC/DC pour les raisons exposées plus haut, s’attaquent au fait qu’AC/DC s’inscrit finalement dans la plus pure tradition du rock n’ roll. Nous pourrions même dire que, dans le fond (les paroles) comme dans la forme (la musique), chaque nouvel album du groupe revitalise ce principe fondamental du genre qu’est l’affirmation viscérale de la liberté, de l’énergie et de la puissance. D’ailleurs, ce n’est pas étonnant si le rock a longtemps été associé à la jeunesse, dont il partage l’insouciance, l’insolence, ainsi que le désir quasi pulsionnel de bousculer toutes les conventions. Rappelons-nous que la tenue de scène d’Angus Young, guitariste soliste du groupe et l’un des plus grands talents de l’histoire du rock, est justement… un habit d’écolier.
L’affirmation de la vie est dans l’ADN même d’AC/DC, dont l’histoire est pourtant indéniablement marquée par la mort. Pensons tout d’abord à Bon Scott, le premier chanteur du groupe, décédé subitement en 1980 juste après la sortie du chef d’oeuvre Highway to Hell (1979). Au lieu d’aboutir à la dissolution d’AC/DC, sa disparition a nourri la création de Back in Black (1980), encore à ce jour le deuxième album le plus vendu de tous les temps. Un vibrant hommage à Scott, des cloches introductives de « Hells Bells » jusqu’à l’hymne « Back in Black », débordant d’une énergie saturée et étonnamment « heavy ». Il n’y a sans doute pas de plus beau geste que d’affirmer que l’on est encore en vie au moment même où le destin veut vous enterrer. La deuxième fois que le groupe sera confronté à un tel choc, ce sera en 2016, avec le retrait, puis la mort en 2017, du guitariste rythmique, compositeur et membre fondateur Malcolm Young, frère d’Angus. Sa disparition survient trois semaines après celle de son grand frère George Young, producteur du groupe depuis ses débuts jusqu’à Stiff Upper Lip (2000). À cela s’est ajouté le retrait forcé du chanteur Brian Johnson, victime de problèmes d’audition, et remplacé in extremis sur la tournée « Rock or Burst » par Axl Rose, le leader vocal des Guns n’ Roses. Il y a aussi eu l’annonce de la retraite du bassiste Cliff Williams, membre du groupe depuis 1977, sans parler, enfin, des déboires judiciaires du batteur Phil Rudd depuis 2014, remplacé lui aussi sur la tournée de 2016 par le talentueux Chris Slade (« le chauve dans le clip de Thunderstruck »). Même les fans les plus invétéré.e.s y voyaient là le chant du cygne de leur groupe de coeur, ravagé par la malchance et l’inévitable passage du temps. S’en sont suivies quatre années de pause, où Angus, endeuillé par la perte de ses deux frères mais déterminé à entretenir au moins une dernière fois la flamme infernale du groupe, a fait chauffer son téléphone pour rappeler tout le monde au bercail. Cela a finalement abouti à l’album Power Up, grâce auquel AC/DC renaît aujourd’hui une deuxième fois de ses cendres. Le geste est d’autant plus beau que la plupart des compositions proposées sur l’album datent de la conception de Black Ice (2008), et comportent donc toutes le nom du défunt Malcolm Young, remplacé ici à la guitare rythmique par son neveu Stevie, qui lui avait déjà succédé sur l’album Rock or Bust (2014).
Le son des premières grosses cordes ouvertes provoque ce fameux frisson dans le dos que tout aficionado d’AC/DC a pu ressentir à la première écoute d’un nouvel album du groupe. Les différentes nappes sonores surpuissantes imprègnent bien gentiment notre ouïe, puis c’est alors que rugit la voix rauque de celui que l’on croyait avoir perdu. Oui, Brian Johnson chante, et il chante même très bien. Ses vocalises nous rappellent l’intro du hit « Thunderstruck », alliant ainsi l’émotion des souvenirs passés au choc physique provoqué par ce nouveau morceau que nous n’attendions plus. C’est de cette façon que commence « Realize », ode à l’énergie musicale et/ou sexuelle que l’on sent descendre le long de notre colonne vertébrale (« Feel the chill Movin’ down your spine »), et réaffirmation que le groupe n’a rien perdu de sa puissance hypnotique (« When we recall and Realize / Make you realize I’ve got the power to hypnotize »). Les promesses sont généreuses, la raison est mise de côté au profit de la pure sensation (« Your eyes playin’ tricks on you / Your mind will seek the truth / You know you’re gonna make it through ») : ok, ça sent plutôt bon.
Même si tous les morceaux ne marqueront probablement pas l’histoire, chaque titre présente au moins un riff intéressant, et surtout n’ennuie jamais son auditeur. L’album possède même son petit lot de tubes en devenir, comme l’excellent « Shot In The Dark », métaphore de la jouissance sexuelle doublée d’un discours sur l’alcool, ou bien encore le ravageur « Kick you When You’re Down », qui, notamment à partir d’une vingtaine de secondes, propose un « lick », c’est-à-dire une accroche de guitare en écho au refrain, d’une efficacité redoutable. Le très pop « Through The Mists of Time » constitue quant à lui le morceau le plus émouvant de l’album (et accessoirement mon préféré), ses paroles ésotériques sur les fantômes qui traversent le temps faisant clairement écho à l’actualité récente du groupe (« See dark shadows on the walls / See the pictures / Some hang, some fall / And the painted faces all in line »). À ce titre, le chanteur Brian Johnson déclarait lui-même qu’il ne pouvait s’empêcher d’être ému et de penser à son pote Malcolm lors de l’enregistrement de ses parties vocales. En outre, le morceau nous rappelle la singularité pop d’anciens titres comme « Who made Who » ou « Anything goes », si bien que la profonde mélancolie des paroles se double de la mélancolie de l’auditeur/trice invité.e à se remémorer l’histoire musical du groupe lui-même. Écouter Power Up, c’est donc ressentir de nouveau cette pulsion presque bestiale qui donne instinctivement envie de secouer la tête au rythme de ses chansons endiablées, mais c’est aussi l’occasion de revivre toute la discographie de ce groupe qu’on aime temps, et qui nous a accompagné, pour certains et certaines d’entre nous, quasiment depuis toujours.
« Witch’s Spell » et « Demon Fire », dont l’introduction très blues rock peut faire penser à celle de « Whole lotta Rosie », rejouent quant à eux les thèmes infernaux chers à AC/DC, qui a souvent porté cette idée, très rock encore une fois, que la vie n’était qu’un ensorcellement mutuel entre deux êtres, source de plaisir et de puissance (« It’s all coming to ya / It’s all coming through ya / I get bathed in a light / The spell’s just right »). les quatre derniers titres marqueront peut-être un peu moins les esprits à la première écoute, mais là encore, notons l’incroyable cohérence musicale et thématique du groupe, qui ne cesse de nous rappeler son désir de continuer à invoquer ce démon de la coolitude absolue qui bouillonne en chacun et chacune d’entre nous, et ne demande qu’à exploser au travers de riffs ravageurs. C’est la « fournaise » mentionnée dans l’efficace « Systems down », ou bien encore le « money shot » du morceau du même nom, référence pornographique par très fine on vous l’accorde, mais qui a au moins ce mérite d’être claire comme de l’eau de roche.
Vous l’aurez compris, les vieux briscards d’AC/DC ont prouvé qu’ils en avaient encore sous l’ampli, et nous ont rappelé que nous non plus, nous n’avions pas perdu notre groove. En ce sens, Power Up était l’album dont nous avions tous et toutes besoin, un cadeau du ciel venant d’un groupe qui a réussi à lier sa seconde (et probablement dernière) renaissance, avec celle de son propre public, plus ou moins plombé par ce quotidien franchement morose. Rien que pour ça, les gars, on vous dit merci, et on vous souhaite de continuer à rouler encore longtemps sur l’autoroute de l’enfer !
Sorti le 13 novembre 2020, avec Angus Young (Guitare solo, compositeur), Brian Johnson (Chant), Stevie Young (Guitare rythmique), Cliff Williams (Basse), Phil Rudd (Batterie), et Malcolm Young (Compositeur posthume).
