La sortie de Drunk était l’occasion pour nous de revenir sur le cinéma de Thomas Vinterberg, cinéaste aujourd’hui mondialement reconnu comme l’un des représentants les plus importants du cinéma danois contemporain. Voici donc un décryptage de trois motifs fondamentaux, dont la reprise et la répétition dans l’oeuvre de Vinterberg participent à sa cohérence et à son authenticité.
1° La règle et sa transgression : aliénation ou transcendance ?
Les règles de l’école
Le motif de la règle, que celle-ci soit extra-diégétique ou intra-diégétique, est déjà au coeur de l’oeuvre de notre Lars von Trier adoré, ainé de cinéma et compagnon de route de Vinterberg, avec qui il a fondé le fameux mouvement cinématographique du Dogme95. Cet événement essentiel (sur lequel nous reviendrons tout à l’heure) n’est cependant pas le premier point de jonction entre le parcours des deux réalisateurs. Outre leur nationalité, l’un comme l’autre ont en commun d’être sortis diplômés de l’école nationale de cinéma du Danemark (promotion 1982 pour von Trier, 1993 pour Vinterberg). Rappelons également qu’au début des années 80, cette même école avait lancé une vaste campagne de communication sur le marché international, afin de promouvoir ce qu’elle appelait à l’époque le « nouveau cinéma danois ». Grâce aux liens étroits entretenus avec les différents représentants des grands festivals de films (notamment Gilles Jacob, délégué général du festival de Cannes entre 1978 et 2001), certains cinéastes danois ont vu leur premier long-métrage sélectionné en compétition officielle des organisations les plus prestigieuses. Le cas le plus emblématique est encore une fois celui de Lars von Trier, avec Element of Crime en 1984.
Loin de là l’idée de présenter ces cinéastes comme de vulgaires pistonés, car l’histoire est beaucoup plus complexe que cela. En effet, l’école nationale de cinéma du Danemark voulant assurer sa place sur le marché international, au travers d’oeuvres de facture classique et « conformiste », ses professeurs (Gert Fredholm, Hans Kristensen…) « freinaient » la créativité de leurs élèves afin de les formater artistiquement. Bien évidemment, ils sont tombé sur un os avec Lars von Trier, qui n’a cessé de s’opposer à eux pendant toute sa scolarité, et parfois de façon assez virulente. Sa défiance vis-à-vis des règles esthétiques institutionnalisées va profondément influencer le cinéma de Vinterberg, traversé lui aussi par l’idée d’une quête de transcendance artistique, via l’auto-imposition puis la transgression de règles nouvelles. L’idée est de constamment chercher à se mettre en danger, de sortir de sa propre zone de confort, et c’est ainsi que Lars von Trier et Thomas Vinterberg, le 20 mars 1995 au théâtre de l’Odéon à Paris, proclament officiellement et publiquement la naissance du « Dogme95 », décrit au travers de son fameux manifeste.
Dogma95 : les règles extra-diégétiques
Présenté comme un « voeu de chasteté » cinématographique, le texte impose en effet un certain nombre de règles aux réalisateurs qui s’y « soumettent » : caméra à la main ou à l’épaule, usage du format académique 35mm, prise de son en direct, refus de tout type d’éclairage spécial, de décors spéciaux, de tout traitement optique autre que la couleur naturelle, du détournement temporel ou géographique, ainsi que du moindre code appartenant à un genre ou à un sous-genre spécifique. Enfin, le réalisateur ou la réalisatrice ne doit pas être crédité.e au générique. Lars von Trier expliquait la démarche au moment de la promotion des Idiots (1998), second film du Dogme : « Dans l’industrie cinématographique actuelle, le pouvoir est bien sûr représenté par le cinéma américain, vu ses énormes moyens et sa prédominance sur le marché mondial. Je ne les critique pas, de ce point de vue, je suis libéral. Plutôt faire une contre-proposition ; voilà notre intention en signant Dogme95 » (Entretiens avec Stig Björkman, p. 207). Le manifeste se conclut sur ces mots : « je jure en tant que réalisateur de m’abstenir de tout goût personnel. Je ne suis plus un artiste. Je jure de m’abstenir de créer une « œuvre », car je vois l’instant comme plus important que la totalité. Mon but suprême est de faire sortir la vérité de mes personnages et de mes scènes. Je jure de faire cela par tous les moyens disponibles et au prix de mon bon goût et de toute considération esthétique ».
Retranscrire la réalité vraie, sans justement avoir besoin de passer par la moindre « médiation », serait nier la place du sujet connaissant dans la connaissance, et prétendre à l’objectivité du discours filmique. Ce n’est pas le cas du Dogme, car son rapport à la réalité est avant tout un rapport d’« honnêteté », qui repose sur l’explicitation du médium filmique. Autrement dit, on donne le film à voir pour ce qu’il est, et par conséquent, on ne leurre pas le spectateur en lui faisant croire que l’histoire qu’il voit se donne dans toute son immédiateté. L’« authenticité » réside donc dans la volonté de dépouiller le cinéma de ses artifices, d’énoncer à l’avance au public les règles que suivent plus ou moins les films rattachés au Dogme, mais aussi de tourner les oeuvres produites à la façon d’un « happening ». La première oeuvre estampillée « Dogme95 » est ainsi réalisée par Vinterberg : Festen (1998). Hormis l’usage de la vidéo (contre le 35mm), le film respecte à peu près toutes les règles du manifeste, allant jusqu’à surprendre en direct quelqu’uns de ses comédiens lors de la fameuse scène de « révélation ». Aujourd’hui considéré comme un film culte, Festen est l’un des sommets de la filmographie de Vinterberg, du fait notamment de la correspondance exemplaire entre l’histoire qu’il raconte et la manière dont il la raconte. Soit : détruire toutes les conventions.
Conventions bourgeoises, famille, sobriété… : les règles intra-diégétiques
Bon nombre de personnages du cinéma de Vinterberg tentent en effet de s’affranchir des règles socialement établies, afin d’en révéler toute la violence, qu’elle soit symbolique et/ou physique. Dans Festen donc, Christian révèle devant toute sa famille que son père, qui fête alors ses 60 ans, le violait lui et sa soeur quand ils étaient enfants. Dans Last Round (1994), film de fin d’étude du cinéaste, un jeune homme atteint d’une leucémie renonce à la dépression de circonstance pour faire la fête à Copenhague. Dans Le Garçon qui marchait à reculons (1994), un jeune enfant souhaite braver les règles du temps pour retrouver son frère décédé dans un accident. Dans Les Héros (1996), premier long-métrage de Vinterberg, un père en liberté conditionnelle décide de braver son interdiction de quitter le Danemark pour se rendre en Suède et sauver sa fille, maltraitée par son beau-père. Dans It’s All About Love (2003), un jeune homme aide sa compagne à échapper aux griffes de sa famille, déterminée à l’éliminer après que celle-ci ait décidé d’arrêter sa carrière de danseuse, et donc de stopper leur principale source de revenu. Dans Dear Wendy (2005), scénarisé par Lars von Trier, de jeunes gens fondent le club des « Dandys », basé sur un certain nombre de règles tentant (vainement) de faire coexister croyances pacifistes et fascination pour les armes. Dans Submarino (2010), deux frères au parcours chaotique tentent (là encore vainement) de transcender leur condition sociale pour vivre sereinement leur vie, et ne pas répéter les horreurs qu’ils ont subies enfant. Dans La Chasse (2012), un prof accusé à tort d’actes pédophiles tente de se révolter face au déferlement de violence que lui inflige son ancienne communauté. Dans Loin de la foule déchaînée (2015), une jeune héritière décide d’aller contre les conventions sociales de son époque en refusant de sa marier et seule maîtresse de son domaine. Dans La Communauté (2016), un couple de bourgeois décide de se rompre aux règles de la vie en communauté afin de donner un nouveau sens à leur vie. Dans Kursk (2018), les quelques survivants de l’équipage du sous-marin éponyme doivent impérativement se plier au protocole en vigueur (donc aux règles) pour avoir une chance de s’en sortir. Enfin, dans Drunk, quatre amis professeurs décident d’expérimenter la théorie d’un philosophe stipulant qu’il manquerait à l’homme 0,5g d’alcool dans le sang pour se sentir heureux, avec une rigueur presque scientifique.
Les règles et les contraintes, qu’elles soient intra-diégétiques ou extra-diégétiques, inondent le parcours et le cinéma de Vinterberg, et cela dès ses débuts. Tantôt sources d’aliénation, tantôt sources de transcendance, elles sont le yin et le yang d’un même élan transgressif de représentation, donnant ainsi une première forme de cohérence à la filmographie du cinéaste.
2° Groupe et conflit
L’interrogation du conflit, que ce soit entre l’individu et lui-même, entre l’individu et la communauté, voire entre l’individu et Dieu, est un motif incontournable des cinémas nordiques en général, que ce soit chez Dreyer, Bergman, Kaurismäki ou von Trier. Questionner ce conflit, c’est aussi questionner la marginalité de l’individu, et donc son rapport au cadre social établi dont il est plus ou moins exclu. Le cinéma de Vinterberg s’inscrit pleinement dans cette tradition, n’hésitant pas à montrer frontalement la violence qui s’abat sur ses personnages, qu’elle soit là encore symbolique ou physique. L’une des figures de style qui incarne le mieux cette violence, dans les cinémas nordiques, est l’isolement en gros plan du visage du personnage marginal, souvent silencieux et plus ou moins impassible. Au travers du jeu au premier abord monolithique des acteurs et actrices nordiques, une infinités d’émotions, et donc de micro détails de caractérisations, transparaissent à mesure que le plan dure. Ce n’est donc pas un hasard si Mads Mikkelsen est aujourd’hui l’un des acteurs nordiques les plus flamboyants, que ce soit au Danemark ou aux Etats-Unis (son rôle d’Hannibal Lecter est un exemple emblématique de composition à la nordique).
Nous pouvons prendre l’exemple de l’incroyable séquence de l’église dans La Chasse. Rappelons brièvement l’histoire du film : Lucas (Mads Mikkelsen), auxiliaire de jardin d’enfants récemment divorcé, est accusé à tort d’avoir commis des actes pédophiles par la jeune fille de son meilleur ami. À mesure que la rumeur s’amplifie, les habitants et anciens amis de Lucas, convaincus de sa culpabilité, décident de lui pourrir l’existence, et de le plonger dans un véritable enfer. La séquence en question se situe dans le dernier tiers du film. En dépit de la décision de justice prouvant son innocence, Lucas est toujours rejeté par son ancienne communauté. Son chien a été tué, la fenêtre de sa cuisine a été brisée par une pierre lancée par on ne sait qui, et le boucher du supermarché local s’est même battu avec lui. Arrive le réveillon de Noël, où tout le monde se rejoint à l’église. Dévasté, Lucas décide lui aussi de se rendre à la cérémonie, et d’affronter tant bien que mal les regards jugeurs et autres messes basses de ses anciens proches. La religion servant traditionnellement de ciment social dans la société nordique (chez Bergman comme chez Dreyer, la perturbation du lien entre l’homme et Dieu est souvent synonyme de perturbation du lien entre l’homme et tout le reste), le cadre de l’église ne fait que renforcer la violence sociale apparente. La lumière chaude des bougies (qui représentent très régulièrement l’hiver dans les cinémas nordiques), souligne également, d’un point de vue dramaturgique, l’importance de ce cadre oppressant. Le personnage de Mads Mikkelsen est quant à lui capté de deux manières différentes : soit en plan moyen/demi-ensemble, isolé dans le cadre par rapport au reste de la communauté, soit de face, en gros plan longue focale. Le son partiellement surmixé des chants d’enfants participe au sentiment d’oppression semblant traverser le personnage, qui ne trouve comme échappatoire qu’un contre-champ où se trouve le visage de Theo, son ancien meilleur ami, qui le dévisage constamment.
Hormis les chants, la séquence se passe presque intégralement de dialogues, résumant tous ses enjeux à cet échange de regards et à cette contemplation d’un visage meurtri par l’injustice (qui pourrait d’ailleurs faire penser au visage d’un autre personnage incontournable du cinéma nordique…). Thomas est écrasé par les regards, par son environnement, par le cadre, et c’est tout logiquement qu’il pète les plombs, escorté, tout exclu qu’il est, hors de ce lieux encore une fois hautement symbolique.
Vinterberg utilise également cette figure d’isolation du personnage au début de Drunk, où le visage fermé de Mikkelsen est isolé dans le champ, là où le contre-champ est bondé d’élèves doutant des capacités de leur professeur. Lorsque les premières expérimentations alcoolisées surviennent, la mise en scène change : les plans moyens ou de demi-ensemble avec le personnage de Mikkelsen et ses élèves sont plus nombreux, et lorsque celui-ci est tout seul, la caméra est beaucoup plus mobile, dynamique, vivante. Cette contemplation des visages comme motif d’isolation d’un individu par rapport au groupe, que l’on retrouve aussi de façon appuyée dans Festen, Submarino, le clip de « The Day that Never Comes » et Kursk, inscrit le cinéma de Vinterberg dans un héritage thématique, esthétique, national et transnational encore une fois extrêmement cohérent par rapport à ses propres obsessions.

Le groupe, ciment social des sociétés nordiques et souvent représenté comme une issue salvatrice pour l’individu chez Vinterberg (Drunk en est le meilleur exemple), peut aussi s’accompagner d’un versant destructeur, retrouvant ainsi ce phénomène de « double tranchant » que l’on pouvait apercevoir dans notre étude du premier motif.
3° Enfance à (re)construire
Ce motif connaît, là encore, deux versants dans le cinéma de Vinterberg. Le versant « négatif » montre les enfants comme les témoins puis les victimes de la violence sociale propre au monde des adultes, et ceci avec une crudité pour le moins radicale. On pense au père pédophile dans Festen, à la famille comme organisation mafieuse dans It’s All About Love, à la mère alcoolique, au petit frère mort nourrisson et au grand-frère héroïnomane dans Submarino, au couple se déchirant devant leur propre fille dans La Communauté, aux enfants qui ne reverront jamais leurs pères marins laissés pour compte par le gouvernement russe dans Kursk, aux enfants de Martin voyant ce dernier complètement ivre et incapable de sauver son couple dans Drunk, etc. Chacun d’entre eux, à des degrés différents, est le réceptacle d’une violence s’attaquant directement à leur innocence, qui les incite à se soumettre à elle (It’s All About Love), voire à la répéter, une fois adulte, sur leurs propres enfants (Submarino). L’enjeu est en fait celui de la répétition (d’une forme, d’un style, d’une violence, d’un trauma, d’un quotidien), synonyme de mort artistique et existentielle chez Vinterberg (comme chez von Trier d’ailleurs).

Le versant positif apporte ainsi des éléments de réponses à cette violence, voire même un embryon d’espoir. Au travers de la révolte de Christian dans Festen (qui abouti à la mort symbolique du père), ou bien encore de l’insouciance retrouvée des ados (et des grands ados) de Drunk, l’enfance, ou plus largement la jeunesse, peut constituer un pôle de résistance face à la violence sociale du monde adulte et à la répétition mortifère qui le caractérise (voir notre critique).
Le cinéma de Vinterberg pourrait donc être résumé comme une sorte d’aller-retour entre des forces transcendantes et des forces de destruction, incarné au travers d’un combat permanent des personnages (et du réalisateur lui-même) contre les règles aliénantes socialement (et esthétiquement) établies.