Aaron Sorkin cinéaste, acte II. Trois ans après ses débuts derrière la caméra avec Le Grand Jeu, le créateur de A la Maison Blanche réalise son second long-métrage, Les Sept de Chicago. En 1968, alors que l’Amérique n’en finit plus de s’empêtrer dans la guerre du Vietnam, une grande manifestation est organisée en marge de la Convention démocrate. Celle-ci dégénère et sept de ses instigateurs sont poursuivis par le gouvernement lors d’un procès à haute teneur politique qui se déroule en 1969. A ces sept accusés s’ajoute Bobby Seale, un membre des Black Panthers qui est jugé séparément.
On comprend très rapidement ce qui a pu intéresser Aaron Sorkin dans cet évènement historique. Si le scénario des Sept des Chicago existe depuis plus d’une décennie, un moment sur le bureau d’un certain Steven Spielberg, le second passage à la réalisation du scénariste de The Social Network dénote moins d’une envie de garder le contrôle sur son script que d’en souligner l’urgence politique. Par bien des aspects, les échos entre le récit raconté et les Etats-Unis d’aujourd’hui sont flagrants. Invasion du politique dans les institutions les plus sacrées du pays, divisions raciales, fracture entre les classes : si Les Sept des Chicago suscite par instants cette émotion si vive, ce n’est pas tellement le fait de la mise en scène d’Aaron Sorkin, qui flirte dangereusement avec l’académisme. C’est bel et bien car les images que le film restitue au spectateur sont des fragments de la réalité dont chacun peut être le témoin via les réseaux sociaux et la télévision. Aaron Sorkin, en homme de théâtre qu’il est (en 2018 à New York, il mettait en scène au théâtre le classique de Harper Lee Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, un autre récit de procès), va faire du tribunal une arène où vont se mêler tour à tour plaidoiries, piques insolentes à destination du juge campé Frank Langella et démonstrations délirantes d’une démocratie qui vacille.
Si le film n’est pas avare en reconstitutions brutales de manifestations, Sorkin s’affaire à montrer que la bataille est avant tout verbale. Les joutes et prises de parole de chacun peuvent faire acte de révolution. Ce n’est pas un hasard si le slogan « Le monde nous regarde » est répété à plusieurs reprises dans le film : ici la révolte, si souvent réprimée par le passé et mise sous silence, s’infiltre jusque dans le tribunal, à travers la parole et son orchestration. En ce sens, le choix d’un acteur comme Sacha Baron Cohen, connu pour son sens aigu du « happening », apparaît comme une évidence. Qui de mieux pour attirer l’attention d’un auditoire que celui qui se pare du costume du bouffon du roi ? Ici dans le rôle d’un hippie impertinent, militant le jour et comédien de « stand-up » le soir, il fait briller à la fois la nature profondément ludique de la langue d’Aaron Sorkin, qui pense ses dialogues comme des moments de bravoure, et sa solennité, son respect pour les institutions, tout l’imaginaire qui les habitent, et l’angoisse à les voir se perdre entre de mauvaises mains.
Chaque mot est le fruit d’une utilisation consciencieuse. Chacun est l’objet d’une réflexion à l’écran, parfois même au coeur d’un suspense qui consiste à reconstruire et déceler le sens derrière une phrase qui peut déterminer la finalité du procès. De tous les scénarii que Sorkin a écrits pour le cinéma, Les Sept de Chicago est sans doute celui qui s’agite le plus à faire de la langue un matériau cinématographique : dès sa scène d’introduction, qui présente tous les protagonistes du film, chaque réplique va venir se superposer pour former un seul et même discours. Ce qui pourrait ressembler à une forme de cacophonie, un ensemble disparate d’individus, de paroles et de récits, va peu à peu s’assembler derrière cette même idée que la démocratie implique de s’engager le plus intensément pour elle, quitte à offrir sa vie en monnaie d’échange.
On pourra qualifier Sorkin de rebelle de salon, un enragé enfermé dans ses certitudes vertueuses. Mais le réalisateur n’est pas ici pour donner des leçons, distinguer le bon du mauvais révolutionnaire. Il reconstitue pour mieux mettre en garde sur les dérives d’un pouvoir tenu par de mauvaises personnes et la difficulté à les déloger de ces sièges. Il manque certainement un grand cinéaste comme Spielberg pour permettre au film de pleinement s’embraser, s’échapper du didactisme auquel est souvent confronté Sorkin et se muer en une grande épopée américaine. Mais à quelques jours de l’élection présidentielle américaine, nul doute que ce rappel de la volatilité de la démocratie offert par Les Sept de Chicago devrait éveiller plus d’un spectateur.
Sorti le 16 octobre 2020 sur Netflix, réalisé par Aaron Sorkin, avec Yahya Abdul-Mateen II, Sacha Baron Cohen, Joseph Gordon-Levitt et Eddie Redmayne.

2 réponses sur « Critique – Les Sept de Chicago (Aaron Sorkin, 2020) »
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