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Critique – Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary (Rémi Chayé, 2020)

Rémi Chayé nous avait déjà éblouis en 2015 avec son premier long-métrage Tout en haut du monde, grand récit d’aventure et d’émancipation d’une jeune héroïne voulant retrouver la trace de son grand-père explorateur. Au travers d’un somptueux travail de composition des couleurs (ensemble d’aplats non cernés), du choix assumé et abouti d’une « grande forme » cinématographique avec le Scope, ou bien d’une écriture sans concession dramatique, le réalisateur avait déjà posé les bases de son univers graphique et thématique, dont Calamity est un flamboyant prolongement.

Loin de là l’idée de voir dans ce nouveau bijou une répétition de ce qui a déjà été fait, mais plutôt une variation, dans un genre tout à fait différent (le western), avec une nouvelle héroïne on ne peut plus légendaire : la grande Calamity Jane. Rappelons brièvement que la calamité en question était une figure incontournable de la Conquête de l’Ouest, déterminée à vivre sa vie aussi librement qu’un homme de son époque. Soit : porter un pantalon, monter à cheval, conduire un chariot, jurer (par conséquent) comme un charretier, se biturer sévèrement, tant et si bien que sa place parmi les hommes n’était jamais contestée. Forte de sa notoriété, Martha Jane Cannary va même construire sa propre légende. « Calamity Jane » se produit dans des spectacles qui vantent des exploits parfois inventés, et devient aussi connue que certains compères d’aventure, Buffalo Bill, Wild Bill Hickok et Jesse James en tête. Elle est alors devenue un symbole de liberté, sur lequel chacun et chacune a pu broder, conter, écrire ou chanter une histoire vantant ses mérites.

Le film de Chayé, jusqu’à son titre (« une enfance de Martha Jane Cannary ») est donc cohérent par rapport au matériau qu’il adapte, parce qu’il assume l’idée d’un récit relativement fictif brodé à partir de personnalités et des faits historiques ayant réellement existé. Son histoire est celle de Martha Jane, une jeune fille de onze ans qui, en 1863, est engagée dans un convoi sur la route de l’Oregon avec son frère, sa soeur et son père. Lorsque ce dernier se blesse dans un accident, Martha est amenée à participer à des activités jusqu’alors réservées aux garçons. Elle découvre la liberté qui va de pair avec cette vie, refuse logiquement de la rendre, ce qui attise la défiance d’Abraham, le chef du convoi. Accusée de vol, plus ou moins reniée par sa famille, Martha va devoir fuir, et trouver les preuves de son innocence.

Là encore, Chayé concentre son récit sur l’émancipation d’un personnage principal féminin, confronté à la violence symbolique de la société patriarcale, ainsi qu’à la « barrière » de son propre genre. Le film est d’ailleurs assez radical dans sa représentation de la violence subie par l’héroïne, méprisée par sa communauté, reniée par sa propre famille, prise par le colback, et même traquée pour un délit qu’elle n’a pas commis. Cette relative « brutalité » se retrouve également dans la représentation de l’environnement des personnages : de grandes étendues où l’on peut se perdre à tout moment, des chemins de traverse extrêmement dangereux (monstration très succincte du cadavre d’une bourrique emportée par les eaux), des animaux sauvages, des campements établis sur des terrains boueux, etc. Cette radicalité du récit, qui, il faut le préciser, a été très intelligemment pensée pour que des enfants puissent apprécier le film en toute quiétude, émane d’une qualité hélas trop rare dans le champ du cinéma français actuel : le traitement rigoureux du genre cinématographique dans lequel le récit s’inscrit. Calamity est un vrai western, âpre, documenté, qui utilise les qualités propres au genre comme une fin et non pas comme un simple moyen.

Eve Bretonne (Paul Sérusier, 1880)

Cela se perçoit dans le fond, au travers de l’intuition féministe voire anarchiste de Martha Jane, mais aussi dans la forme, là encore éblouissante. Irait-on jusqu’à dire que Chayé s’est surpassé par rapport à son premier long ? Difficile de trancher, mais notons qu’ici, le réalisateur et son équipe ont mis l’accent sur le contraste entre des couleurs beaucoup plus saturées que dans Tout en haut du monde. Ce parti-pris pictural évoque le mouvement nabi, les toiles de Paul Sérusier, et permet à la couleur et à la lumière de jouer pleinement leur rôle de signifiants dramaturgiques. Chayé confronte cette influence au style rétrospectivement cinématographique de la grande peinture américaine (Charles Russell, ou bien Frederic Remington, qui avait déjà influencé Jonh Ford pour La Chevauchée Fantastique). Ces références ne sont bien évidemment pas gratuites, car on retrouve chez les trois artistes précités cette volonté d’inscrire la jeune histoire des Etats-Unis dans la légende, parfois même au travers de simples scènes du quotidien. Dès lors, un souffle presque épique, ou tout du moins aventureux, traverse le film de part en part, inscrivant l’émancipation de Martha Jane dans la grande tradition des récits héroïques américains, très souvent incarnés par des personnages masculins. En ce sens, Calamity est un film assez subversif, dans le fond comme dans la forme.

Un bémol ? Peut-être le dénouement. Sans doute limité par la courte durée du film (1h22), Chayé expédie un peu trop rapidement les enjeux du retour de Martha dans sa communauté. D’un coup d’un seul (même si on peut envisager l’idée qu’ils aient pu avoir des remords), ceux et celles qui l’avaient presque chassée du convoi, qui l’avaient accusée à tort et qui l’avaient insultée pour la seule raison qu’elle s’habillait en garçon, se retrouvent admiratifs devant le parcours de la jeune fille. Tout est bien qui finit bien, certes, mais tout se résout un peu trop facilement, si bien que ce dénouement frôle l’incohérence de caractérisation par rapport à son introduction. Mais au fond, qu’importe, car cette limite n’entache en rien le sublime travaille réalisé par Chayé. Calamity est une réussite, aussi bien dans sa forme somptueuse que dans la surprenante radicalité de son discours.

Sorti le 14 octobre 2020, réalisé par Rémi Chayé, avec Salomé Boulven, Alexandra Lamy, Alexis Tomassian.

Note : 4 sur 5.

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